Il arrive aux crimes d’être à l’étroit dans la réalité, tant le déroulement de certains événements paraît invraisemblable. Le nouveau texte d’Emmanuel Carrère (prix Fémina 1995 pour La Classe de Neige) place la vie de Jean-Claude Romand dans un espace où se mêlent réel et fiction, attachement au fait divers et déformation inévitable du travail d’écriture.
Le but avoué : comprendre le geste de cet homme qui, par une nuit de janvier 1993, tua ses parents, sa femme et ses deux enfants, avant d’essayer de se supprimer lui-même. « Il est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu’il y a là un mystère et une explication cachée. Mais le mystère, c’est qu’il n’y a pas d’explication et que, si invraisemblable que cela paraisse, cela s’est passé ainsi. »
Le meurtre, sa gestation et ses conséquences deviennent la matière première de l’écrivain. Au-delà du jugement rendu par une société qui condamne Jean-Claude Romand, la littérature reste le seul angle envisageable pour cerner la vie déconcertante du criminel.
L’écrivain fouille l’existence de Romand. La narration balaie à la fois la vie du meurtrier et la démarche entreprise par l’auteur. Elle englobe le procès, la correspondance des deux hommes et leur rencontre, car Emmanuel Carrère a décidé de travailler avec l’accord de l’accusé.
Pendant plus de quinze ans, sans que personne ne l’en soupçonne, Romand est parvenu à construire un mensonge sur lequel reposait l’intégralité de sa vie : « Il aurait préféré souffrir pour de bon du cancer que du mensonge car le mensonge était une maladie, avec son étiologie, ses risques de métastases, son pronostic vital réservé, mais le destin avait voulu qu’il attrape le mensonge et ce n’était pas sa faute s’il l’avait attrapé. »
Le meurtre correspond au moment où Romand sent que ses proches vont découvrir la supercherie, que tout va s’écrouler. Après son arrestation, quelques coups de téléphone ont suffi à prouver que l’homme, contrairement à ce qu’il affirmait, n’avait jamais occupé aucun poste à l’Organisation Mondiale de la Santé et ne figurait pas sur l’ordre des médecins. Il passait la plupart de ses journées dans la forêt ou sur des parkings, avait détourné des centaines de milliers de francs pour faire vivre sa famille, en prétendant placer l’argent de ses proches dans des banques suisses.
Sommes-nous confrontés au visage d’un monstre, à celui d’un fou ? La question n’appartient pas à la littérature mais progressivement, le traitement littéraire du fait divers détermine avec précision la détresse du meurtrier. La compassion gagne. Le diable devient un possible possédé, le bourreau une victime potentielle et l’écrivain se refuse à toute réponse définitive.
L’Adversaire divisera probablement les partisans de la fiction et ceux de la réalité, relançant la dernière bataille en date, entamée l’automne dernier lors de la rentrée littéraire. Mais la plus grande qualité de ce texte est bien de forcer le lecteur à une réflexion sur la littérature pour montrer, s’il en était encore besoin, qu’elle est capable d’investir tout type de terrain.
L’Adversaire
Emmanuel Carrère
P.O.L
224 pages, 110 FF
Domaine français La vie mentie
janvier 2000 | Le Matricule des Anges n°29
| par
Benoît Broyart
Emmanuel Carrère tente de comprendre la motivation du geste criminel. La littérature, envisagée comme dernier recours devant l’impensable.
Un livre
La vie mentie
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°29
, janvier 2000.