J’y avais été au flan. J’avais vingt-quatre ans, un premier roman venait de sortir, un peu de presse mentionnait mon nom, je venais d’achever de lire un volume de poésie qui, c’était sûr, n’atteindrait pas trois cents exemplaires et ferait mourir son éditeur dans le chagrin, c’était pourtant absolument remarquable, la partie d’échecs au tournoi de Graz, en 1981, Schussler contre Kasparov, ce dernier avait les noirs, ouverture : défense Grunfeld. En dessous de chaque coup (27. Fou en g 2), l’auteur avait des mots comme il y en a peu, « Au rendez-lune, votre silhouette EN MAJUSCULE, et votre mai : en pointillé. » Je fis un papier, je l’envoyai au Monde, il parut. Je ne sais pas l’effet que font des papiers dans Le Monde à un jeune poète (nous avions le même âge), c’était, je crois, de mon côté, une lettre à la poste, un immense remerciement de ce qu’on vient de lire, et l’on n’a pas l’adresse du destinataire. Je reçus en retour une gidouille gouachée. Un mot manuscrit, en marge, proposait que nous nous rencontrions. Nous n’étions qu’à quelques arrondissements l’un de l’autre. On décida de se rejoindre en terrain neutre : le sixième.
Le sixième, c’est bien connu, la nuit, est agité. J’avais bu beaucoup de mauresques doubles (le terme l’amusait). Il fut étonné que dans la rue Monsieur-le-Prince, je repousse un type au motif que je n’aimais pas les ivrognes. Cela lui plut.
J’essaye de récapituler, je n’y parviens pas. Qu’est-ce qui fait que nous sommes indéfectiblement liés à certaines personnes dès le premier instant ? Le son de leur voix ? Leurs mots ? Ainsi qu’il l’écrivait à l’époque, « Mots-valise, je voyage » ? On se revit. Il occupait un emploi de libraire, il venait de Rouen, il avait -il a- une telle culture, tu devrais faire du livre ancien, lui dis-je un jour. C’est ce qu’il fait maintenant. Ses catalogues sont réputés. Qui, à part lui, est capable de nous mettre le nez dans l’œuvre de Léon Deubel, roi de chimérie ? Qui, à part toi, m’aura laissé lire Peter Ibbetson, certes dans la traduction de Queneau, mais la traduction manuscrite ?
Il faut, pour vivre en sa belle compagnie, être capable de s’émerveiller de tout, et ne pas considérer que les faits qui nous sont arrivés, si infimes fussent-ils, soient dénués de sens. Certains peuvent bien appeler cela de la paranoïa : non, non, un ordre secret régit notre histoire ; nos inimitiés ont de lointains retours de bâton, et nos amours nous réservent des joies inattendues. Il faut, pour s’en convaincre, avoir disserté longuement avec lui des effets et des causes, avoir su être subtil. Où va se nicher l’intelligence ? Partout. Dans ces reproductions de masques Eskimo, dans la relation de ce voyage qu’il a fait dans le Jura, dans la mise en œuvre d’une réédition de Charles Barbara, mais aussi dans le fait que cette lettre qu’il a reçue de Caroline est téléguidée par Isabelle, via Julien, tu ne crois pas, Eric ? C’est dommage, qu’on n’entasse plus les soucoupes de couleur aux terrasses des bistrots : nous aurions eu chacun notre petite pile.
Il y a cette fois où tu m’as appelé en pleurs, à deux heures du matin, une petite venait de te quitter, « Dis, est-ce que je serai encore capable d’aimer ? » et je te le répète, je les aurais faites, les deux cents bornes, cette nuit-là. Il y a cette fois -tu te souviens ?- les routes étaient coupées ici, l’électricité fonctionnait par intermittences, on n’avait plus rien à boire, le stock de Marlboro diminuait sacrément, on a pris des sacs de montagne, et le plus dur, ce n’était pas vingt kilomètres aller-retour à pieds, c’était d’aider ces personnes qui, tout le long du trajet, tâchaient de sortir leur voiture des fondrières, des fossés enneigés. Ah ! et puis ce géant d’au moins deux mètres, la barbe fouettée par le blizzard, tenant une pelle comme s’il se fût agi d’une allumette, surgissant tout à coup d’on ne sait où… Tu étudiais sérieusement, devant lui, la possibilité d’un korrigan… Tu lui expliquais, de façon posée, que tu n’ignorais pas le moyen de conjurer certains maléfices… Il te tutoyait, tu lui étais rentré dans l’œil…
En effet, il n’y a qu’avec toi qu’on voit des choses pareilles.
Il y a cette fois, toute fraîche, où, dans le pur style de romans américains, je t’avais abandonné en plein dîner avec d’autres convives, parce que tu avais été insupportable avec l’un d’eux, et tu me courais derrière, boulevard Saint-Germain, et je n’avais jamais été si près de t’en coller une, tu disais, vas-y, cogne, je mérite, les passants nous évitaient dans un large écart.
Quand je vais à Paris, maintenant, il arrive que tu m’héberges. Ton appartement est un foutoir émerveillant et sans nom. Je doute qu’on puisse cuisiner quoi que ce soit là-dedans, ne serait-ce que faire du thé. Tu n’as qu’un seul lit -double, il est vrai. On a des gestes pudiques en se préparant pour la nuit, dans des pièces séparées, longs caleçons, T. shirts. On s’est lavé les pieds, on va regarder à nouveau Les tontons flingueurs. La nuit, on aura des séquences dans le sommeil, parce qu’on évite de se frôler, parce qu’au contraire, l’autre aura filé un coup de pied involontaire ; parce que l’autre ronfle, mec, bon sang, c’est pas possible, je comprends pourquoi la petite t’a quitté -j’imagine mal pourquoi la tienne reste avec toi (voix engourdie).
Le lendemain, on doit se rendre à la Gare de Lyon, on est à la station de taxis, il a dû se rendormir, à l’étage des poètes, là-haut, il fait sept heures du matin gris et froid, on songe à la fidélité, qui n’est pas une vertu, n’a rien d’une qualité, mais serait peut-être -se dit-on en levant les yeux au ciel qui est, lui-même, au bord de pleuvoir- le signe d’une vie bien remplie.
Eric Holder
L'Anachronique Parce que c’est lui...
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Éric Holder
Parce que c’est lui...
Par
Éric Holder
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.