La première de couverture annonce des « récits fantastiques » et la quatrième démontre l’utilité du recours à une certaine dose d’absurde. Aucune place pour le rêve ici, Éric Faye utilisera le genre pour répondre à une question : « l’homme de la fin du xxe siècle peut-il encore se retrancher du monde, fuir le pluriel au profit du singulier et devenir un électron libre ? »
L’amateur de fiction se méfie, s’il aime puiser le sens lui-même. Éric Faye impose plus qu’il ne guide. Né en 1963, il est déjà l’auteur de deux romans (au Serpent à plumes) et de trois essais (chez Corti). La face critique aurait-elle déteint sur la démarche du romancier ?
Mais à la lecture des neuf récits, l’œil se détache rapidement du rail imposé. La langue de l’écrivain est diablement efficace. Jamais encombrée, elle va droit au but : « Je n’ai jamais vu à quoi ressemble notre train de l’extérieur. Comme nombre de mes semblables, je suis né à bord, j’y ai grandi et c’est là qu’est ma vie. » La situation fantastique s’abat comme un couperet. Faye sait fort bien manier l’inéluctable.
Il arrive à démontrer sans lasser, parce qu’il creuse un sillon unique. Il est question de trains, de frontières, de présence militaire. Les instances invoquées n’ont pas de visage précis. Suffisamment floues, elles permettent au sens de passer, sans lourdeur. C’est une tradition du fantastique. Le lecteur pourra mettre ce qui dépasse la réalité derrière les visages des personnages. L’écrivain y a laissé la place. Faye ne déroge pas à cette règle : « Les plaines ankylosées que l’express happait, kilomètre après kilomètre, ne portaient aucun nom. Elle formaient sur les planisphères une tache beige tranchée par une diagonale crénelée, le chemin de fer. »
Je suis le gardien du phare est une réussite. Le recueil aboutit à la nouvelle éponyme, qui occupe plus de la moitié du livre. « Le phare a ceci de particulier qu’il a été bâti en haute mer, loin des côtes qu’on peut, dit-on, apercevoir les jours de temps très clair ; de mémoire d’homme, un tel jour ne s’est jamais levé dans ces parages. » Seul, au centre de la vaste étendue, le gardien fait part de chacune de ses pensées, démonte un à un les rouages d’une société tyrannique : « l’Enfer, c’est les autres. Je ne serai pour ma part aussi affirmatif, les uns ne sont pas sans reproche. » L’interrogation sur l’utilité du bâtiment reste inévitable. Si l’allusion au Désert des Tartares n’est pas explicite, l’ombre de Buzzati plane sur l’univers de l’écrivain. La présence militaire en est un autre indice. Dans le monde de Faye, il y a toujours une place pour la dictature. N’oublions pas qu’il est aussi l’auteur d’un essai sur Kadaré chez Corti.
Le pouvoir et la destruction de l’individu par le groupe sont les thèmes centraux du recueil. Qu’il s’agisse de Frontières, où des hommes sont condamnés à gravir, leur vie durant, un mur gigantesque pour apercevoir ce qu’il y a de l’autre côté, ou du très beau Tandis que roule le train, dans lequel deux convois progressent parallèlement, Éric Faye mène toujours ces personnages vers l’impasse du groupe. Il montre que si la solitude est le dernier rempart à l’aliénation, « les locataires de la tour d’ivoire sont menacés. »
Je suis le gardien du phare
et autres récits fantastiques
Éric Faye
José Corti
180 pages, 95 FF
Domaine français Gardien de la flamme
janvier 1998 | Le Matricule des Anges n°22
| par
Benoît Broyart
Qu’en est-il de la solitude en cette fin de siècle ? Éric Faye répond par le fantastique, devenu le support d’une démonstration.
Un livre
Gardien de la flamme
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°22
, janvier 1998.