Les arbres des Prix Nobel ne sauraient cacher la forêt de la poésie polonaise. La preuve par 44. Et en deux parutions.
Les deux dates (1975-1990) retenues pour Témoins, anthologie des poètes d’outre Oder-Neisse, délimitent une période cruciale de l’histoire polonaise, respectivement le début des mouvements organisés de contestation du pouvoir communiste et l’abandon de la censure artistique, suite aux premières élections libres de juin 1989.L’on pouvait dès lors craindre que les textes choisis par Lucienne Rey ne soient tous à ranger au rayon de la poésie de circonstance et n’illustrent un engagement, certes respectable, mais aussi dénué de valeur esthétique que son envers idéologique - le réalisme socialiste, tant il est aisément vérifiable qu’en littérature des causes opposées peuvent produire des effets similaires.Si certains poèmes versent effectivement dans ce travers (Trois croix et une ancre de Stefan-Kordian Gacki, Décembre 1981 d’Anna Kamienska ou On rétablit l’ordre à Varsovie de Stanislaw Baranczak), l’inspiration d’ensemble s’avère en réalité fort diverse et nombre d’extraits donnent une furieuse envie d’en savoir plus sur les auteurs en question.
Citons par exemple le cycle de Monsieur Cogito de Zbigniew Herbert qui met en scène un plausible cousin du Plume d’Henri Michaux : « A LA MAISON on est toujours à l’abri/à peine a-t-il franchi le seuil/pour faire sa promenade matinale/Monsieur Cogito rencontre un abîme/ce n’est pas l’abîme de Pascal/ce n’est pas l’abîme de Dostoievski/c’est un abîme/à la mesure de Monsieur Cogito/(…) il le suit comme une ombre/il est collant comme l’eczéma/fidèle comme un chien/pas assez profond pour engloutir/tête, mains et pieds/peut-être un jour/cet abîme grandira-t-il/et deviendra-t-il redoutable ».Les deux prix Nobel de littérature dont a récemment pu s’enorgueillir la poésie polonaise, Czelaw Milosz en 1980 et Wislawa Szymborska en 1996, font par ailleurs l’objet d’un traitement inégal. Difficile, en effet, pour ce qui concerne le premier, de distinguer dans ces pages la voix et le talent du « poète-philosophe », pourtant reconnu comme l’un des grands écrivains slaves du XXème siècle, tandis que les cinq poèmes de la seconde ici publiés restituent au contraire fidèlement une inimitable petite musique, teintée de mélancolie : « Rien ne se produira deux fois/ni ne se reproduira/ainsi, nés sans habitude/sans routine nous mourrons./Serions-nous les pires cancres/à l’école de l’Univers/nous ne redoublons jamais /un été ni un hiver. »
Une fois cette mélodie bien en tête, il sera temps de s’intéresser à l’admirable florilège que les éditions Fayard ont composé à partir des différents recueils de la poétesse de Poznan, en y ajoutant deux inédits et le discours prononcé devant l’Académie Nobel. Je ne sais quelles gens constitue l’idéale introduction à une oeuvre où l’ironie prend des valeurs différentes selon l’inspiration des poèmes mais demeure le mode d’expression privilégié, ainsi qu’en atteste Enfants du siècle : « Nous sommes des enfants du siècle ;/le siècle est politique/(…) Il n’est même plus requis d’être un être humain/pour revêtir une importance politique./Il te suffirait d’être pétrole,/ou circuit intégré, ou verre recyclé./Ou une table de négociation, dont la forme/provoqua de longs mois de disputes :/où allait-on débattre de la vie, de la mort,/autour d’une ronde ou d’une rectangulaire ?/En attendant des gens mouraient,/(.…) comme lors des autres siècles/nettement moins politiques. »
Témoins Quarante-quatre poètes polonais contemporains (1975-1990) traduit du polonais par Lucienne Rey avec la collaboration de Gérard Gaillaguet
Les Ateliers du Tayrac (BP 1 12230 Saint-Jean-du-Bruel)220 pages, 120 FF
Je ne sais quelles gensWislawa Szymborskatraduit du polonais par Piotr Kaminski
Fayard154 pages, 120 FF
Poésie Témoins à charge poétique
novembre 1997 | Le Matricule des Anges n°21
| par
Eric Naulleau
Des livres
Témoins à charge poétique
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°21
, novembre 1997.