Quelque chose avec Le Mépris. Une commande à partir du roman d’Alberto Moravia et du film de Jean-Luc Godard qui, mieux qu’une adaptation -Didier-Georges Gabily n’était pas du genre à s’adapter- prend ici l’allure d’une équation. Et l’énoncé du problème, posé en ouverture de la pièce, résume tout le processus d’abstraction propre à son écriture.
« Soient E., R. et P (respectivement, l’Écrivain, le Réalisateur, le Producteur - et affublés sans doute d’une carte d’identité complète de peu d’utilité dans ledit énoncé) trois points fluctuants en abscisse d’une droite Mépris 1 ou M1 ; soient H., U. et C. (respectivement l’Héroïne, l’Ulysse, le Chœur -et affublés sans doute, eux aussi, d’une carte d’identité tout aussi inutile dans ce même énoncé) trois points non moins fluctuants en ordonnée de la droite Mépris 2 ou M2. Démontrer : 1. Qu’en l’état actuel, toute représentation planifiée de leurs rapports termes à termes prend la forme d’un corps flottant, plus ou moins fractal et absolument pornographique nommé : Discussions/ ventrues/ mortifères/ autour/ des/ vertus/ cinématographico-télévisuelles/ de/ l’Odyssée/ et/ du/ Désir. 2. Qu’il ne s’agit alors que de théâtre en un lieu déraisonnable, néanmoins -pour l’instant, pour ce qu’on en sait- essentiel, et qu’on nommera : « Théâtre du Mépris 3 », ou « TDM3 » ».
Il n’a jamais été question de personnages dans le théâtre de Gabily. Mais là il n’est même plus question de figures. Les êtres, nettoyés de toute psychologie, en sont réduits à des valeurs géométriques comme pour toucher à l’essentiel. Pour redire encore cette histoire d’incompréhension entre un homme et une femme et « encore plus sûrement, du monde, dont on parlait exagérément, tel qu’il va, déréglé, peu avenant, avec ses multiples figures annonciatrices, elles aussi déréglées, peu avenantes ». Hachure de la langue, rythme obsessionnel, déversement de mots : Gabily n’écrivait pas, il bêchait, fouillait, retournait, malaxait, triturait le verbe. Une impressionnante vitalité de langue -comme en train de se construire sans fin sous nos yeux- pour dire l’abrutissement du siècle finissant. Une langue vibrante et militante contre l’anesthésie d’une société en plein délitement, contre l’absolue pornographie du toute image. Un théâtre radicalement citoyen contre la dictature des caméras, contre la perte de sens.
Redoutant l’émergence du spectacle prêt à consommer, il nourrissait l’utopie d’un théâtre en perpétuel mouvement. Comme une sorte d’ultime lieu de résistance. « Que peut faire le théâtre ? Simplement peut-être, retrouver une toute petite fonction qui serait d’être l’endroit où les choses impossibles à faire ailleurs pourraient se manifester. Qu’est-ce que le théâtre peut manifester ? Poser la question de savoir s’il peut encore témoigner du monde ou de quoi que ce soit qui y ressemblerait », disait-il refusant au théâtre la seule fonction de divertissement.
Didier-Georges Gabily sera passé comme une comète inclassable et fulgurante dans l’histoire du théâtre français. Un éclat douloureux, trop bref, qui nous lancine encore. En un peu plus de cinq spectacles au long cours (tous édités chez Actes Sud-Papiers) -du premier choc de Violences, en octobre 1991, à TDM3 (d’autres textes restent inédits)- il se sera vite imposé comme une singulière révélation.
Né à Saumur, en 1955, Didier-Georges Gabily avait découvert le théâtre à Tours puis au Mans avant de débuter comme acteur à Paris où il écrit ses premiers textes à la fin des années 70 -Chute de rien, L’Emploi du Temps, La Maison sans jardin (édités à l’époque par Théâtre Ouvert). De retour au Mans, il pose les premiers jalons d’une expérience limite et souvent radicale, issue d’ateliers de comédiens, qui prendra le nom de Groupe T’Chan’G ! en 1989. Davantage assimilée à une bande qu’à une troupe ordinaire -ceux qui s’y sont investis l’ont fait totalement- c’est cette équipe qui a décidé en août dernier de continuer à porter son Dom Juan/Chimère, en pleine ébauche au moment de sa mort.
TDM3
Théâtre du Mépris 3
Didier-Georges Gabily
Actes Sud-Papiers
68 pages, 75 FF
Théâtre La langue du fracas
mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19
| par
Maïa Bouteillet
La parution posthume de TDM3 de Didier-Georges Gabily, mort le 20 août dernier à 41 ans, vient redire la perte d’un auteur au souffle singulier.
Un livre
La langue du fracas
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°19
, mars 1997.