Sans doute n’est-il pas inutile de puiser quelques repères dans la postface de Jean Jourdheuil -metteur en scène, traducteur et découvreur de Heiner Müller en France- avant d’entamer la lecture de Germania 3. Une pièce dont on ne sait si elle est achevée et auquel le terme de matériau -cher à l’auteur- convient ici plus que jamais. De facture très fragmentaire, cet ultime collage de textes de l’un des plus grands dramaturges allemands du siècle paraîtra pour le moins abstrait au lecteur non initié.
Pour celui qui a déjà cheminé dans l’univers et dans la langue de Müller, la forme absolument elliptique de cette dernière parution se lira comme l’aboutissement très logique de toute une œuvre. Le sous-titre de la pièce « Les spectres du Mort-homme » en donne sans doute la clé. Heiner Müller qui a toujours voulu « déterrer les morts pour les montrer au grand jour » atteint ici la forme ultime du processus. Le Mort-homme, le spectre, c’est d’abord l’auteur lui-même, mort à Berlin en décembre 1995. Et tout se passe comme si, à l’écriture, il s’était projeté dans un état d’au-delà ; la voix qui nous parvient ici résonne belle et bien d’outre-tombe.
Spectres encore ceux qu’il convoque à la scène : Hitler, Staline, Goebbels et Brecht, pour en finir avec les idéologies nazi et communiste. Et c’est au pied du mur que s’ouvre la pièce. Postés comme simples soldats de faction, Thälmann et Ulbricht, deux figures historiques de l’ancienne R.D.A., devisent sur la fin de l’Allemagne socialiste, tandis que les balles sifflent et qu’au loin passe Rosa Luxembourg.
Dans un long monologue, Staline ivre interpelle Lénine : « Il n’y en a toujours qu’un seul qui meure/ Disais-tu quand on te demandait/ Tes cadavres. Les as-tu comptés./ Je suis ta mort, je ne puis plus les compter./ Parce qu’ils sont le sol que nous foulons/ Sur notre chemin vers ton avenir radieux./ L’humanité est un morne matériau./ Fourmis sous la botte » Puis à Churchill : « On exorcise le diable par le diable./ L’un brise la nuque de l’autre/ Brun contre rouge, rouge contre brun lave plus blanc/Le tapis de cadavres de trois continents/ Sur lequel vous dansez votre dernier tango/ Qui ne veut m’aimer, qu’il me craigne/ Chacun de nous danse sur son parquet/ Mon atout s’appelle Hitler, nécessité n’a pas de loi. »
Scènes suivantes : deux camarades russes à Stalingrad, trois soldats allemands rongent un os piqué sur le cadavre d’un des leurs, entre Goebbels avec ses enfants tués… Cette interminable danse des morts dans l’Europe dévastée prend l’allure, sous la plume ricanante de Müller, d’une farce macabre et plonge le lecteur dans une clairvoyance pleine d’effroi.
Aux côtés de Brecht, père spirituel, apparaissent d’autres spectres -Hölderlin, Kleist, Kafka…- dont Müller émaille sa pièce de longues citations, rappelant par là même le processus de revisitation des classiques et des grands mythes dont il usait pour nourrir son œuvre. Une œuvre qui, par une sorte d’effet de zoom arrière, s’était détachée des individus des premiers textes (Le Père, Le Briseur de salaire…) pour élargir le champ à des figures presque emblématiques, souvent relayées par un chœur, et s’achève sur une sorte d’abstraction ultime : les spectres. Une œuvre que l’on relira encore à la lumière de l’autobiographie Guerre sans bataille, éditée il y a des années en Allemagne et enfin traduite en français, à paraître ces jours-ci chez le même éditeur.
Germania 3
Heiner Müller
Traduit de l’allemand par
J.-Louis Besson et J. Jourdheuil
L’Arche
79 pages, 75 FF
Théâtre Testament Müller
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Maïa Bouteillet
Dans sa dernière pièce posthume, Heiner Müller solde les comptes de l’Allemagne. Une histoire qui n’a cessé de hanter toute son oeuvre.
Un livre
Testament Müller
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.