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Pays La nouvelle vague verte

juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16 | par Éric Dussert

Ils étaient un peu plus de trente écrivains invités en France dans le cadre de l’Imaginaire Irlandais. Résultat : une forte inflation de traductions, de belles rencontres, des confirmations et quelques découvertes.

Pubs, vertes collines et lutte armée nous sont copieusement servis dès lors qu’il s’agit d’évoquer la production littéraire de l’Irlande. Il faut bien entamer le sujet, frapper fort avec peu de mots. Et mieux, faire dans la couleur locale. Pourtant, ceux qui se sont approchés un jour de ces lieux mythiques (Joyce est passé par là, Heaney repassera par ici), ont dû se faire à la désillusion. Car nonobstant son cadre enchanteur et l’amabilité accorte de ses autochtones, l’Eire est un pays où le sol est bas, les chômeurs au chômage et les employés au bureau. Un pays donc, soumis aux lois économiques, un pays où il est dur de vivre à tel point que les jeunes qui le peuvent s’expatrient. Ce qui n’est pas nouveau.
Si on en juge par quelques livres récents, les débits de boisson y auraient pour clientèle des vieillards aussi sympathiques que délirants, les campagnes seraient parcourues de jeunes femmes éthérées, offertes à la poésie des lieux, les idées en courant d’air. Mieux, la vie y serait douce ! C’est n’avoir pas lu les écrits ethnographiques de Synge ou les récits de Dermot Bolger ou Patrick McCabe que de le croire. C’est aussi faire de la littérature une sous-catégorie de la publicité.
Certains récits traduits récemment proposent des vérités plus ambiguës. Leurs jeunes auteurs -ils ont entre 33 et 41 ans- tordent le cou à nos tics imaginatifs auxquels John McGahern avait déjà secoué les puces. Il montrait un pays englué dans les préceptes moraux rétrogrades, dénonçait l’hypocrisie de l’Île aux Saints qui prétendait évoluer sans bouger comme le relevait Julia O’Faolain (cf. MdA 12). La génération montante a déplacé le débat. Finies les larmes, les odes aux héros émancipateurs. McCabe, Bolger et O’Connor peignent une autre Irlande.
En choisissant le point de vue de l’individu contre celui de la nation, ils dépassent certains sujets dont l’un des plus courus, terrorisme oblige, est de savoir où sont les bons et où les méchants. Observateurs du corps social, ces réalistes démonstratifs offrent en pâture des individus marqués au fer rouge par leur condition. Plus qu’un engagement politique, plus qu’une tentative de coup d’éclat poétique, c’est la difficulté de vivre en harmonie dans un monde urbain, à la fois indifférent et prompt à juger, qu’ils expriment. La résonance du Garçon boucher, de la Ville des ténèbres et même celle de Tue la mort, la pièce de Tom Murphy, sont plus prêts de la littérature de sape que les livres de John Banville qui a opté pour la métafiction (fiction de la fiction, questionnement de l’acte d’écrire) ou celui de Neil Jordan dont le sujet (la trahison) est sans âge. Refusant les effets de style pour eux-mêmes, ils se coltinent avec la ville, son monde de promiscuité et d’amertume.
Frontalement ou sous le voile du récit, ces écrivains exploitent avec plus ou moins de vigueur des sujets tels que le mépris et la violence sociale, la dégradation des conditions de vie. En somme, ils se rattachent à la classe des dénonciateurs dont on ne voit pas paraître en France d’équivalent aussi frappant.
Si les préoccupations ont changé, le ton aussi. Âpre et tendu, le Garçon boucher de Patrick McCabe est le roman étrange et enthousiasmant d’un homme de 43 ans, un barbu à qui l’on donnerait le bon dieu sans confession (traduit par E. Soonckindt, Plon, 221 pages, 120 FF). Son livre surprend, d’abord par la voix qu’il fait entendre, celle de Francie Brady l’adolescent attardé. On s’amuse de sa langue verte, sans temps mort, nourrie des lectures de bandes dessinées idiotes. Puis on se trouble car cette histoire est celle d’une déchéance douloureuse. Habitant du Lotissement, un quartier dont on devine qu’il provoque la grimace, Francie se déplace dans la vie avec une fantaisie d’inconscient aux côtés de son copain Joe, avec humour même lorsqu’il fourbit une bonne blague. Au fond, il serait resté un bon gars pas finaud si la mère du petit-bourgeois Philip Nugent (auquel il a truandé quelques pulp magazines) n’avait prononcé le mot de trop : « des cochons. Pour sûr que toute la ville est au courant ! » Choqué par l’agression, obnubilé par la mise en cause, il fera payer à sa façon les mots abusifs. « Ça s’appelait le Péage des Cochons. Oui, madame Nugent je lui ai expliqué, c’est le péage des cochons et chaque fois que vous voudrez passez ça vous coûtera un shilling. » Mais les choses ne s’arrêtent pas au racisme ordinaire. Le Garçon boucher enfonce une à une les résistances de la félicité en ajoutant à la malchance la prédestination. De mauvaises blagues en coups durs, Francie finit par connaître la maison de redressement où le « père Bubulle » le contraint à obtenir le « Diplôme de Francie Brady est Plus un Mauvais Bougre ». Remis en liberté, il trouve avec l’emploi que lui offre le père Leddy dans son abattoir ce que l’on peut nommer un destin.
Malgré son rythme, le roman de McCabe fonctionne comme une tragédie dont les éléments se sont mis en place (la mère s’est suicidée, le père est mort), jusqu’au groupe de commères qui fait office de chœur antique et suit l’avancée du désastre. Livré à lui-même, Francie est évincé du cercle humain, lâché par ses pairs. C’est finalement à un monologue peuplé de personnages inattendus qu’il recourt, faute d’interlocuteur. Cowboys, Martiens et superhéros sont désormais les seuls êtres avec lesquels il peut encore dialoguer. En temps réel, il recompose ses aventures, les transpose dans son monde joyeux et conflictuel, dont il est, lui, le meneur.
Semeur de trouble, incontrôlable, Francie Brady échoue à l’asile au milieu des fous.
Ce qui frappe chez McCabe, c’est sa capacité abrupte à montrer un monde hypocrite sans céder à la chronique adolescente que pourrait imposer le langage fruste. Son Francie est un sale môme certes mais il est plus que cela. Il est la mauvaise conscience personnifiée, l’exclu contemporain, le poil à gratter social.
Joseph O’Connor plante lui aussi le couteau, mais sans se départir d’un sourire amer et des non-dits qu’impose le format de la nouvelle. Dramaturge et critique né en 1963 dans une famille d’artistes -sa sœur Sinead est une jolie chanteuse connue pour arborer un crâne ras-, il a choisi de s’exprimer par le truchement de la littérature et paraît au bout du compte plus provocant que ne peut l’être sa sœur. Son recueil, Les Bons Chrétiens (traduit par Pierrick Masquart et Gérard Meudal, Phébus, 235 pages, 129 FF) est également l’œuvre d’un citadin pour qui la vie naît du chaos. En une série d’histoires graves, O’Connor donne quelques coups de projecteur sur la société dont il détaille les archaïsmes. Homosexualité brimée, célibat des prêtres, chômage endémique et vies amoindries sont les maux auxquels il applique du Mercurochrome. Pas pour soigner, pour montrer.
Son œil a repéré les fêlures, relevé les mille et une manières dont les habitants de l’île détournent les saints préceptes de Moïse. Par vanité, dans la colère ou le mensonge. Pour autant, l’ironique O’Connor ne se permet pas de blesser ses personnages car les plus fervents sont aussi ceux qui souffrent le plus. Comme ce prêtre brisé d’amour charnel qui réintègre son sacerdoce à la vue de ses ouailles peu nombreuses mais bien présentes. Comme ce couple d’amants dont l’un est membre de l’IRA, l’autre soldat anglais. Comme cette vieille dévote qui déclare « Tu n’as qu’à être un bon chrétien, mon petit, et tu verras que pour toi tout ne sera que parfum de roses. » tandis qu’elle vit dans l’humidité de litres d’eau bénite pour se protéger du diable ! Emblème d’une Irlande désuète, elle s’étiole et meurt, seule.
Joseph O’Connor est un redresseur de tort doublé d’un humaniste dont les mots sont un message à l’Homme. Combattant d’une cause silencieuse -seul, l’individu est un silence- il émet des regrets pour ces vies rompues. Couchés noir sur blanc, Ses Bons chrétiens notent à l’adresse des canonistes que le célibat des prêtres n’est pas une doctrine intelligente, rappellent aux politiques que l’exode économique des jeunes Irlandais est un échec qui fait d’eux des déracinés dans les cités-dortoirs anglaises, ils disent enfin que l’avortement n’est pas un acte honteux, que c’est un droit depuis longtemps banal. Joseph O’Connor est notre concitoyen car ses vérités, nous les connaissons aussi : la société -irlandaise ou française- doit changer et se placer à la hauteur des ambitions humaines.
Avec ses airs faussement innocents de campagnard dérouté, son regard doux, Dermot Bolger ne disait pas autre chose dans la Ville des ténèbres (Presses de la Renaissance, 1992). Plus crûment et plus violemment sans doute. Il révélait la résurgence du servage économique, la réapparition des usuriers. La vulgarité de l’argent explosait dans ce livre très dur où Bolger a semé un malaise qui ne s’éteint pas : le progrès ne serait-il qu’un boomerang ? Les deux pièces de Tom Murphy Dehors/ Dedans et Tue la mort (texte français de Bernard Bloch, Actes Sud/Papiers, 161 pages, 105 FF) feraient, toute proportion gardée, le même constat. En posant elles aussi le grand distinguo des riches et des « cochons », de ceux qui ont une voiture et de ceux qui n’en ont pas. Dehors, face à une discothèque qui ne leur ouvre pas ses portes, des jeunes gars démunis des shillings nécessaires attendent l’occasion de pénétrer dans ce temple de la drague. En faisant les cent pas, ils enragent que leur vie se borne à un boulot stupide et mal payé. Dedans par contre, leur conscrit qui possède un véhicule fait le bellâtre : « La plupart de ses conquêtes c’est des boudins ou alors des imbéciles qui sont fascinées par sa bagnole. Ça aide, la bagnole… ».
Cette exclusion de la vie fait écho aux humiliations décrites par McCabe ou O’Connor. Tom Murphy y répond par des scènes de révolte, un langage ferme, des actes violents : « Ces gros porcs, ils vont finir par nous interdire la rue. Par nous empêcher de vivre. Je te jure qu’en ville, il la ramènerait moins. ». En bonne logique, l’affront se paye et le dramaturge développe dans Tue la mort l’enchaînement fatal de la honte et du désir de vengeance.
Tandis que Michæl Carney s’est intégré en Angleterre où il dispose d’un bon job, d’une maison, d’une femme (anglaise) et de quelques manières, ses frères sont devenus des terreurs qui vivent de la prostitution et de l’exploitation des travailleurs clandestins. Les rapports de famille sont tendus depuis que Michæl a fui le terrain d’une bagarre qu’il avait involontairement provoquée, lorsque le père arrive d’Irlande avec son plus jeune fils. Patriarche hâbleur, il délivre à ses fils un discours viril : « Je suis fier de vous mes fils. Fier de votre courage. Comme mon père était fier de moi. « Peur de rien et prêt à tout », c’était sa devise » Pour l’honneur de la famille, le vieil homme pousse ses gars à se battre contre un clan rival.
Étude des mentalités, Tue la mort aboutit au même constat que le Garçon boucher. Privé de racines, en situation d’« échec social », le clan manifeste des valeurs réactionnaires : fierté des muscles, jouissance de la terreur qu’ils inspirent, mépris de la femme et des « lavettes ». Murphy semble nous dire que tout ça n’aboutit à rien mais il ajoute aussi que l’intelligence et la pondération ne peuvent s’opposer à des machines emballées. La bagarre aura lieu et les Carney vaincront, sans gloire.
Dans son roman-enquête, les Morts portent toujours le chapeau(traduit par Denis Baldwin-Beneich, Balland, 489 pages, 130 FF) Briedge Duffaud, Irlandaise qui vit en Bretagne et écrit pour des revues féminines, s’est lancée dans les archives historiques, les journaux intimes pour interpréter le présent à l’aune de l’histoire. Enquête familiale autant qu’historique, son livre plonge une fois encore dans les atavismes religieux, la grande Famine du XIXe siècle qui vit tant d’Irlandais mourir de faim. Son histoire familiale est compliquée mais l’élément structurant en est peut-être le vieux complexe des pauvres face aux riches, des crève-la-faim contre les propriétaires terriens. Les Morts portent toujours le chapeau, ce long patchwork de textes, est une longue quête de la compréhension, une façon de demander des explications aux Anciens.
Loin des préoccupations sociales de ses confrères, le roman du cinéaste Neil Jordan (né en 1951), Lignes de fond (traduit par Gabrielle Rolin, Plon, 187 pages, 125 F) expose son personnage principal à un cas de conscience. Fils d’un homme politique au parcours épineux, Donald Gore fuit ce père auquel ses choix politiques, une femme et l’incompréhension l’opposent. Embarqué dans la guerre d’Espagne, il échappe au peloton d’exécution grâce à un officier allemand qui lui met en main un marché : trahir ou mourir. De retour au bercail, il retrouve son père muré dans son silence et dispose de la femme, consentante. Histoire d’amour, de malaise et de troubles intimes, ce livre trace après le Mouchard de Liam O’Flaherty la figure du traître. « Je pouvais me voir dans le rôle de Judas, celui qui trahit parce qu’il devine confusément que c’est tout ce qu’on attend de lui. »
De son côté, John Banville reprend dans son livre, La Lettre de Newton, son thème favori, les rapports du biographique et de l’imprimé. Ce petit volume rédigé d’une plume aérienne (traduit par Michèle Albaret, Flammarion, 128 pages, 89 FF), se donne dans une forme inusitée, l’« interlude » qui ne s’éternise pas mais dont on sait que l’avatar télévisuel nous paraît toujours long. La Lettre de Newton est donc un passe-temps, celui d’un universitaire sexagénaire confronté à un manuscrit qu’il ne peut plus souffrir. Plongé dans les spéculations que lui inspire une lettre insensée (et fictive) du Newton vieillissant qui tourne le dos à la raison, le professeur baisse les bras et l’écrit à une femme, Cliona -Clio, la muse de l’Histoire. Perte de sa foi dans la primauté du texte, chant du cygne d’un vieil homme qui voit surgir le réel, La Lettre de Newton est le récit d’un renoncement serein au grand-œuvre. « Je me laissais emporter, paresseusement allongé sur le dos comme un nageur de la mer Morte, cerné par une soupe bleue et chaude d’intemporalité. » Contemplatif et lancinant, le retour à la lumière fait éclater la vanité des choses dont Banville, rédacteur en chef des pages littéraires du Irish Times doit savoir quelque chose.
Plus désemparées sont Les Créatures de la terre de John McGahern qui présente trois récits taillés dans la masse, polis et rutilants. Rompu à son art, le « grand homme » de la prose irlandaise y fait trois fois le tour de la « solitude fondamentale » qu’impose la condition humaine. À travers le récit d’une vieillesse qui s’isole, du besoin d’être aimé ou de la nécessité de trouver sa propre place parmi les Hommes, l’auteur use de litote et constate pour sa part que les choses ont changé : « En ce temps-là, on ne pouvait pas mettre en question l’autorité, surtout quand elle est exercée par un prêtre ou un médecin. Avec quelle rapidité tout cela avait changé ! » C’est un premier pas vers le monde qu’attendent Joseph O’Connor, Patrick McCabe et Tom Murphy.
L’Imaginaire irlandais, riche à bien des égards, fut aussi l’occasion de lire un petit livre étonnant que l’éditeur Yves-Marie Marchand a concocté pour notre édification. Variations sur un omelette irlandaise (Marval, 62 pages, 48 FF) est une mise au point à propos des « Belles infidèles ». Confronté au choix d’un traducteur pour Le Corbeau des tourbières de McGinley, l’éditeur s’est vu proposer des versions françaises qui ne correspondaient pas à son attente. Sur le premier chapitre du texte qu’il donne dans la langue originale et l’équivalent français de Glenn Férou, l’éditeur présente les dix versions farfelues, timorées ou abusives -voire fautives- de dix traducteurs différents consultés pour l’occasion. Accompagnées de notes marginales aussi recherchées que narquoises, il met en évidence un travail éminemment délicat, rigoureux et ingrat. Ce petit livre rend également confiance au lecteur qui sent bien que parfois, entre le texte original qu’il n’a pas sous la main et ce qu’il lit quelque chose ne colle pas. Pour élargir le débat, ces Variations comportent aussi des traductions très divergentes du Corbeau d’Edgar Poe que donnaient en leur temps Delarue-Mardrus, Baudelaire ou Mallarmé. Une mise au point qui passionnera les amateurs de mécanique littéraire.

La nouvelle vague verte Par Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°16 , juin 1996.