Alberto Giacometti (1901-1966), peintre, dessinateur et sculpteur né et mort en Suisse est un commentateur lucide et brillant de sa propre histoire. Reste, pour donner à entendre cette parole, à créer les conditions de sa résonance, à creuser des vides, à bâtir des reliefs massifs autour, à insuffler du silence. Le titre sec, Giacometti (1), bleu sur fond blanc, fait lever un premier écho. Ce choix du nom propre isolé est déjà une allusion à la solitude, celle terrible, des grandes sculptures de l’artiste, élancées, assurément en marche vers, sans qu’on ne puisse ajouter un mot, un lieu, pour affiner ce constat de mouvement. Ces sculptures, « Si près de n’être rien mais s’affirmant avec vigueur » comme l’écrit Juliet, que montrent-elles de notre réalité que nous ne connaissons pas ? Nous sommes avancés jusqu’aux genoux dans l’eau trouble, parmi la turbulence que réalise à merveille l’œuvre de Giacometti. Le mystère trouve sans doute sa source entre réalisme et réalité, dans l’écart fécond, creusé, dans cet espace possible qu’évoque à plusieurs reprises l’artiste, notamment quand il dit : « Je cherche la rassemblance absolue et non l’ apparence » ou encore …les êtes que je trouve les plus ressemblantes avec les têtes de n’importe qui que je rencontre dans la rue, sont les têtes les moins réalistes, les sculptures égyptiennes, chinoises, grecques archaïques ou chaldéennes… »
Juliet pointe tour à tour la biographie de son sujet et sa démarche intérieure. Ainsi, si les premières années sont évoquées au début du livre en termes linéaires, usuels (lieu de naissance, parenté, formation…), le texte se plie ensuite à des mouvements plus complexes, interprète le passage d’un travail avec modèle à un travail de mémoire, de sculptures immenses, à des sculptures extrêmement petites, intercalant cà et là des descriptions rigoureuses de toiles. Le livre expose les symptômes quasi cliniques de l’aventure intérieure, soulignant le compte-rendu fait par Giacometti de la métamorphose de son regard sur le monde, du moment où il découvre « la profondeur dans laquelle nous baignons tous » et le silence qui « noie les objets ». Il relate un émerveillement continu éprouvé devant « n’importe quoi » et assimilable selon Charles Juliet à la voie parcourue par les mystiques. Cela ne se fit pas sans dépression, sans découragement : « J’ai toujours échoué, disait Giacometti. Ainsi nous importe la vie du sculpteur comme nous importe ses esquisses, son atelier (le livre que lui consacra Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, aux éditions l’Arbalète, est à lire absolument). Dans toute son œuvre visible, ne cessent de nous interpeller les brouillons de l’invisible qui semblent la soumettre. Là est le mérite de ce nouveau livre ; qu’importe qu’il vienne après ceux de Genet, de Dupin, de Bonnefoy ; même s’il leur est inférieur, il a la force de maintenir à vif notre désir de voir, d’entendre, d’écouter Giacometti.
L’auteur, engagé à la fois dans un travail sur lui-même (L’Année de l’éveil, L’Inattendu…) et en regard du travail des autres (Van Velde, Beckett, Cézanne, Soulages…), écrivain aux accents appuyés, a su se tenir en retrait, au lointain, discret dans ce livre, exception faite des sept dernières pages, inutiles, dissonantes, comme s’il ne s’était pas résigné à la chaise vide, à la disparition du modèle : l’artiste mort, statue, chien, définitivement le chien misérable sculpté et qui fut de l’aveu de Giacometti, un autoportrait ; l’animal de peau, longue flèche de tristesse mais qui marche dans le monde. « Etonnant, prodigieux, tragique autoportrait » écrit Juliet. « Admirable » avait écrit Genet. Allons donc au musée d’art moderne, à New York, nous taire devant la bête !
(1) Ce livre est paru pour la première fois chez Hazan en 1985.
Giacometti
Charles Juliet
P.O.L
85 pages, 55 FF
Domaine français En lisant Giacometti
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Christophe Fourvel
Giacometti s’est souvent exprimé sur son travail avec talent. Charles Juliet a su en tenir compte dans le livre qu’il lui consacre. Réédition.
Un livre
En lisant Giacometti
Par
Christophe Fourvel
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.