Entre deux bouffées de cigarettes et une gorgée de café, les mots se bousculent, fébriles, dans la bouche de Velibor Colic. Parfois, ce grand gaillard aux yeux tristes se perd dans ses pensées.
De sa vie d’avant, il ne reste plus grand-chose que le souvenir d’une petite ville où il est né en 1964, aujourd’hui rayée de la carte de Bosnie, et la fumée des manuscrits partis en cendre avec sa maison.
Déserteur de l’armée bosniaque dès mai 1992, Velibor Colic est fait prisonnier, s’échappe et se réfugie en France au mois d’août. Accueilli à Strasbourg par le Carrefour des littératures pour une résidence d’un an, l’écrivain est resté dans la capitale alsacienne où il goûte au calme quotidien, entre un mi-temps dans une bibliothèque de quartier et l’écriture d’un nouveau roman.
De sa vie d’avant resurgit aujourd’hui un très court roman aux accents tragiques, écrit dans l’urgence, à 25 ans.
Après Les Bosniaques (Le Serpent à plumes), sort en France un de vos premiers romans. Un récit de ce qu’auraient pu être les trois derniers jours de Modigliani. Pourquoi avoir choisi ce peintre comme personnage de votre fiction ?
Etablir une véritable biographie de Modigliani ne m’intéressait pas du tout. Pour moi, Modigliani est le point de convergence de nombreuses tragédies. Le drame personnel : la tuberculose, la séparation avec sa première femme, une certaine propension au suicide. Modigliani était quelqu’un d’extrême à la façon de Jim Morrisson.
Ce qui m’intéressait surtout c’est la situation de l’artiste juif dans les années 20 en Italie, au moment où l’on sent déjà la montée des intolérances et du fascisme. A l’époque où Max Jacob et Maurice de Vlaminck s’extasiaient devant le talent du peintre, des critiques italiens dénonçaient la « décadence » de ses tableaux et parlaient de « dégénérescence de l’art juif ».
C’est la tragédie d’un grand artiste face au cancer du XXe siècle, c’est-à-dire, face à l’antisémitisme et au racisme.
Enfin, troisième point, cette façon d’être perpétuellement étranger. Ce n’est pas véritablement être déraciné, j’appelle cela « les gens qui sont loin », loin de tout.
Par hasard, je suis moi-même aujourd’hui en exil…
Chaque page respire la mort. D’ailleurs, Modigliani est systématiquement affublé de son épitaphe.
Oui, il est déjà mort, il a vendu son dernier morceau de poumon. Il aurait voulu boire encore, il aurait voulu s’amuser encore mais le sablier l’a rattrapé. C’est l’idée que le destin est déjà écrit. Pour nous tous d’ailleurs. Mais dans le destin de Modigliani il y a un côté rock’n’roll. Cet homme très beau, cet étranger, disparu très jeune dont la femme s’est suicidée après sa mort en se jetant par la fenêtre. C’est le blues profond. Même son ange gardien est un ivrogne. Mais il ne s’agit pas d’un seul destin, c’est pour ça qu’il y a toutes ces citations de Camus, de Kafka, de Borges - mon très cher Borges. C’est le Destin avec un D...
Entretiens Velibor Colic dans le blues du siècle
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Maïa Bouteillet
Publié en 1989 en Croatie, La Vie fantasmagoriquement brève et étrange d’Amadeo Modigliani, roman mosaïque d’un poète au verbe halluciné, paraît en français. Rencontre avec un exilé.
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