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Nouvelles La cérémonie des crabes

novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14

Daniel Labedan est né en 1960 dans les Landes. Il habite aujourd’hui Paris. Cet ancien informaticien a commencé à écrire en 1994. Genre de prédilection : les textes très courts. La revue Le Paresseux publie régulièrement ses nouvelles. Il apprécie particulièrement Maurice Leblanc, Kafka, Zweig, Carver, Brautigan. Derniers livres achetés : L’Homme de chevet d’Eric Holder (Flammarion) et La Peau et les os de Georges Hyvernaud (Le Dilettante).

Mon appartement est sombre, petit. Dans l’unique pièce, une fenêtre s’ouvre au-dessus d’une petite cour bétonnée, encastrée entre les immeubles ; un carré de terre libre laisse passer le tronc maigre d’un frêne. L’été, bercé par le bruissement de ses feuilles au passage des souffles d’air brûlant, je tombe dans un demi-sommeil peuplé d’un fouillis de souvenirs plus ou moins nets : le visage d’une jeune fille, une cabane d’enfants aux cloisons de fougères, l’océan. L’hiver, je tire les rideaux pour ne pas voir les branches nues gratter le ciel bas.
La pièce est blanche. Un seul objet sur les murs : le crucifix qui veillait au repos de ma grand-mère, couronné des derniers rameaux qu’elle ait fait bénir.C’est sans doute parce que je ne comprends plus grand-chose à la marche du monde que j’ai délibérément choisi de vivre en retrait. Ainsi je fais l’apprentissage brutal de mon impuissance : je ne serai jamais un homme que l’on pourra qualifier d’utile, et je crois que si c’était possible, je pourrais tirer un certain plaisir à n’exister pour personne.Même si je me sens mal dans ce clapier, je sors rarement : je n’ai pas envie de voir des gens, et puis si un quidam venait à m’adresser la parole par surprise, pardon Monsieur la rue de Grenelle s’il vous plaît, je serais incapable de formuler une réponse cohérente. Parfois pour sortir de l’immobilité je vais faire un petit tour jusqu’à la salle de bains, je me regarde dans le miroir encadré de matière plastique bleue, je vais ensuite jusqu’à la cuisine vérifier que le fuchsia offert par ma mère a suffisamment d’eau. Mais ce parcours salle de bains-cuisine est très resserré, à peine trois mètres et j’en viens très vite à bout. Alors, pour m’occuper, je participe aux concours publicitaires que je trouve sur les boîtes de conserves alimentaires ou sur les emballages-carton qui sont autour des yaourts, et j’apprends beaucoup de choses en remplissant les coupons-réponses, par exemple que Landru se prénommait Désiré.
Vers le douze de chaque mois, je reçois de l’argent : pour fêter ça, je vais chez le poissonnier de la rue du Commerce acheter deux crabes bien pleins et vivants. Je les plonge dans l’eau bouillante avec un bouquet d’herbes aromatiques et je monte une mayonnaise comme je les aime, avec des petits morceaux d’ail. Je mange en écoutant la radio, après avoir broyé les pattes et les cartilages pour en retirer la chair. Pendant deux bonnes heures j’aspire, je suçotte, et après je claque des dents et j’ai très froid à cause de l’indigestion, mais ça ne fait rien : c’est un rituel. Tout serait parfait si cela ne me rappelait pas fugacement mon père, qui aime aussi beaucoup le crabe et que j’appelle secrètement Monsieur Lieu-Commun.
Mon vélo m’a posé un problème car l’immeuble n’a pas de local approprié. C’est un vélo hollandais acheté d’occasion mais en très bon état, gris métallisé avec de jolies sacoches imperméables, et je dois le monter dans l’appartement pour ne pas me le faire voler. Pendant un certain temps, je l’ai posé contre la petite bibliothèque mais il me prenait la moitié de l’espace, et je me mettais sans arrêt des coups de pédales dans les mollets. Alors avec des cordes et des petites poulies fixées au plafond j’ai créé un système pour le faire grimper sans effort au-dessus du canapé-lit. Couché dans l’obscurité, je vois briller les Cataphotes et en tendant bien le bras je peux faire tourner la roue arrière.Le matin, après avoir bu beaucoup de café et fumé beaucoup de cigarettes, j’attends le courrier en silence, assis sur une vieille chaise au beau dossier courbe, dessinant avec les doigts des arabesques sur le plateau de la table. Je guette au-dessous de la porte d’entrée l’apparition des enveloppes glissées là par le concierge, dans l’espérance de lettres d’amis ou de nouvelles surprenantes qui bouleverseraient ma vie et me propulseraient illico dans la plus joyeuse des aventures, mais je sais bien que je divague. Pourtant, aujourd’hui je reçois ça :

Européenne de Conserves Fruitières
Direction Commerciale

Cher Monsieur,
Le 26 avril 1995, nous avons procédé au tirage au sort de notre grand jeu-concours « Maxi-Soleil », sous la surveillance de Maître Bodinot, huissier à Paris. J’ai le plaisir de vous annoncer que vous êtes notre 78ème gagnant. Vous remportez donc
* Ensemble de plongée BEUCHAT
1 paire de palmes modèle LG
1 masque modèle Perfect View
1 tuba
* Coffret promo EUROPEENNE DE CONSERVES FRUITIERES
1 bocal verre peint à la main motif « Marie Galante » contenant ananas pré-tranché
10 bâtons de vanille Bourbon
1 bouteille de punch coco (75 cl)
Pour retirer votre ensemble de plongée BEUCHAT, présentez-vous au magasin DECATHLON le plus proche de chez vous, muni de la présente, d’une carte d’identité et du coupon joint. Vous recevrez notre coffret promotionnel par colis postal, dans un délai maximun de quinze jours. L’EUROPEENNE DE CONSERVES FRUITIERES vous remercie de votre participation et de votre fidélité à sa gamme de produits.

Louis Veulard
Directeur Commercial

En début d’après-midi, je décroche le vélo et puis je vais chercher mon prix au magasin indiqué. Je remets les papiers au vendeur du rayon « Sports Nautiques » et il me montre ce que j’ai gagné. Il dit que ces articles-là sont de haut de, gamme et qu’ils existent en trois couleurs, vert, bleu ou jaune : je choisis vert parce que la teinte évoque l’eau des lagons qu’on voit dans les catalogues de voyages. Par la même occasion j’achète un slip de bain, bien que je doute beaucoup de l’utilité de cette dépense. A la caisse on me met tout dans un grand sac plastique. Les palmes dépassent très nettement du sac, elles sont géantes et j’ai un mal fou à les porter sur le vélo. A mon retour je les essaie en gardant mes chaussettes, je donne un coup sur le parquet avec la partie plane, ça fait un bruit sec, comme une claque. J’essaie aussi le masque et le tuba et je vais me voir dans la glace de la salle de bain.

La cérémonie des crabes
Le Matricule des Anges n°14 , novembre 1995.