Thierry Hesse, détective littéraire
On pensait le questionner d’abord sur son nouveau roman. Remonter ensuite vers la source. Mais l’écriture chez Thierry Hesse n’est ni un long fleuve tranquille, ni une voie de chemin de fer où les gares auraient pour noms les titres de ses six romans. C’est un peu même comme si chacun de ses livres contenait les cinq autres et que tous suivaient une même quête dans des directions fictionnelles bien différentes. Entretien sans QR code, réalisé par mails successifs donc.
Le fait divers, la géographie, la filiation, la famille, l’Histoire : vos romans brassent chacun des univers différents, voire des styles différents. Comment s’inscrit Une vie cachée dans l’ensemble de votre œuvre ?
Plutôt que de parler d’« œuvre », je préfère voir dans mes six romans, écrits sur une vingtaine d’années, une sorte de « déploiement ». Je crois que le psychisme des romanciers s’organise en général autour d’une obsession. Si je me penche un peu sérieusement sur mes livres, j’ai l’impression que, derrière la diversité des sujets, des univers ou des styles, se trouve une préoccupation semblable. Une histoire « originelle » qui ressemblerait à ceci : une chose nous a été dissimulée ; nous avons besoin de la connaître si l’on veut continuer à vivre ; pour la découvrir, il nous faut mener une enquête. Cette enquête, en outre, a souvent un rapport, de près ou de loin, avec la question de la filiation. Filiation paternelle, maternelle, mais aussi culturelle, sociale, historique…
Ainsi dans mon premier livre, Le Cimetière américain, qu’on peut considérer comme un roman noir, je raconte un fait divers dans une vallée ouvrière des Vosges dévastée par le déclin de l’industrie textile. Une adolescente, Reine, a disparu au cours de l’hiver. Son corps sera retrouvé après la fonte des neiges mais rien, en réalité, ne sera apaisé ni résolu. La lumière crue des médias sur ce « petit drame de sang » empêche de regarder ailleurs et de faire cas d’une société effondrée. La mort de Reine n’est qu’un symptôme. Mon narrateur ressemble ici à un détective épris de justice qui cherche moins à découvrir un coupable qu’à tenter de ressouder le passé et le présent d’une communauté en crise.
Dans les romans suivants, les territoires que j’explore sont, c’est vrai, chaque fois différents (même s’il s’agit presque toujours de territoires de l’Est : les Vosges, le Jura, la Russie, Metz, la Meuse, l’Allemagne…) ; chaque fois aussi, l’histoire nouvelle qui prend forme impose des harmonies spécifiques, un certain rythme, une certaine façon de jouer ma partition – et donc un style. La question du style est d’abord pour moi la manière personnelle que j’ai d’intensifier mes vécus et mes intuitions. C’est aussi ce qui peut naître d’une expérience suffisamment forte pour qu’elle soulève la langue commune. Ainsi les images de ma mère malade dans un hôpital de Metz, mêlées au souvenir fulgurant d’un lac jurassien, lieu mythique d’un bonheur d’enfance, ont eu...