Thierry Hesse, détective littéraire
C’est à un travail de mémoire ténu que se livre le narrateur de Une vie cachée. Le souvenir d’une photo de son grand-père, retrouvée après la mort du père, le hante. Pas continuellement : l’oubli recouvre de son voile le portrait de Franz que le lecteur du livre découvre en couverture et retrouvera à la page 60, comme pour attester de deux choses : que ce roman-là ne repose pas sur la fiction et que l’homme sur les traces duquel on part a bien existé. La première fois que son petit-fils le voit (sans le rencontrer), « il avait l’air d’une ombre ». Il habite « dans une espèce de tunnel à la périphérie de la ville. » Le gamin a 7 ans, sa mère l’a conduit là pour lui montrer le trajet qu’il devra faire chaque mercredi soir au sortir de l’école (à l’époque, c’était le jeudi le jour de repos) pour passer la nuit et la journée du lendemain chez son grand-père. Elle lui montre l’appartement, cette première fois, sans y entrer, sans même chercher à saluer le vieux monsieur, un peu comme on montrerait la tombe d’un aïeul à un enfant. Vers le mitan du livre, le narrateur parle de son rapport aux morts que la littérature a nourri chez lui. Et évoque une scène qui semble comme une clé dans toute l’œuvre de Thierry Hesse. En voiture avec ses parents qui se rendent à Milan, l’enfant lit à l’arrière de la voiture qui s’engage dans un tunnel : « Dans la pénombre où nous nous enfoncions, j’aperçus, se succédant par intervalles, de petites portes aménagées de part et d’autre du long tunnel. Je me demandai sur quel monde souterrain elles ouvraient, quelles formes de vie elles pouvaient abriter, et si ces vies étaient heureuses ou malheureuses. Et c’est ici, je m’en souviens très bien, que je songeai à la porte de Franz. La petite porte d’ombre où je sonnais le mercredi soir. »
Thierry Hesse brode ainsi tout un réseau de signes qui maintiennent Franz entre la vie et la mort, l’existence et la rêverie. Il ira jusqu’à raconter la rencontre du narrateur avec le jeune Claude Simon mort depuis longtemps mais qu’il voit traverser à cheval une forêt de Meuse. Épisode hallucinatoire qui le raccorde à la littérature et plus particulière à L’Acacia, le roman du prix Nobel de littérature qui montre la jeune mère de l’écrivain partir à la recherche de son mari porté disparu sur un champ de bataille de la Première Guerre mondiale. Une vie cachée, comme souvent les livres de Thierry Hesse, accorde ainsi la mémoire et le réel à la littérature. Cette dernière étant probablement la seule à pouvoir éclairer ce qui manque, ce qu’on ne voit pas. La quête du livre consacré à Franz nous est donnée à la dernière ligne du premier chapitre : « pourquoi cette vie recluse et comme secrète dans le tunnel qui était sa maison et où j’entrai, sans personne pour m’accompagner, un mercredi soir de septembre 1966 ? » La solitude de l’enfant est en soi un mystère : qu’il n’y ait pas un adulte pour le présenter à son grand-père implique qu’un secret gît ici. C’est le moteur de l’écriture, et...