Entrer dans le roman de Vincent Jolit, c’est être saisi par un style qui demande une lecture engagée, participative. Son phrasé se déploie, sinueux et mélodique, avec ses répétitions et ses reprises, ses mélodies enchâssées qu’aucun silence ne vient interrompre. Pour écrire ses phrases-chapitre, longues parfois de plusieurs pages, l’écrivain fait un usage judicieux de la ponctuation, qui toujours relie les propositions, sert à ajouter du sens, jamais à briser la ligne. Et l’on glisse d’une scène à l’autre, d’une image à l’autre, sans heurts. Quatre générations d’immigrés italiens passent ainsi de l’espoir à la déception, fuyant la misère. L’arrière grand-père d’abord, le premier à tout quitter, laisse derrière lui le Piémont, emmenant sa femme et son enfant malade. Ensemble, ils affrontent les dangers de la montagne avec l’ambition de tourner le dos à l’âpreté du monde paysan. L’usine et la ville sont vues comme leur seul salut. C’est pourtant dans les salines du sud de la France qu’échoue le chef de famille, sous un soleil ardent, réalisant un travail de damné. Les villageois se méfient de ces nouveaux venus : « les Italiens, les ritals, ces voleurs de travail, ces malfrats pouilleux ». Cette haine persistante explose en un massacre qui rappelle furieusement l’expédition punitive d’Aigues-Mortes en 1896. Les ouvriers étrangers du bourg avaient été traqués dans la moindre ruelle, sous l’œil de gendarmes impuissants. Le temps passe, le fils malade se remet, pour être happé par la Première Guerre mondiale.
L’espoir repose maintenant sur la troisième génération, un boucher émérite, puis sur l’enfant de l’artisan-commerçant, jeune homme prometteur qui se découvre des talents d’artiste. La malédiction de la pauvreté pourrait être conjurée. La vie étant moqueuse, le voici qui finit ouvrier salinier. Rien ne s’arrange et lui aussi affronte la guerre, dans une jungle luxuriante cette fois : « une nature spectaculaire, infinie, écrasante, sculptée par un dieu euphorique et malin ayant contre le vide, abandonné son œuvre au chaos du trop-plein ». Blessé, le soldat dessine, et pense à son aimée laissée au pays. Il crée « sans pour autant s’attacher aux détails, à la précision des traits, à ce qui était, mais plutôt à ce qu’il voyait, à ce qui lui apparaissait ».
Le peintre véritable est très certainement Vincent Jolit lui-même, qui dès le début du livre inonde ses pages de couleurs et procède par touches denses, qu’il estompe. Il résout du même coup une contradiction à laquelle se heurte son personnage. Comment la peinture, art figé, peut-elle représenter le mouvement ? Quel autre art, sinon la littérature, peut représenter l’agitation et la frénésie dramatique de la vie, l’écoulement implacable du temps ? Vincent Jolit réussit la prouesse d’échapper à la dictature du point, si ce n’est pour rappeler que dans le réel personne n’échappe au point final.
Franck Mannoni
Transalpin, de Vincent Jolit
Fayard, 160 pages, 16 €
Domaine français En terre étrangère
juin 2020 | Le Matricule des Anges n°214
| par
Franck Mannoni
Sur quatre générations, une famille d’immigrés italiens cherche un monde meilleur, pourchassant un rêve qui se délite.
Un livre
En terre étrangère
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°214
, juin 2020.