Emmanuel Ruben, le sentiment géographique
Il est des livres qui revigorent leurs lecteurs. Qui leur donnent matière à penser, sans les priver de cette beauté musicale que le rythme des phrases offre parfois. Des livres qui ouvrent le paysage mental tout en faisant advenir la présence matérielle du monde. Des livres qui restituent une expérience faite, justement, pour être partagée. Assurément Sur la route du Danube fait partie de ces grands livres dont la présence dans une bibliothèque est gage d’incessantes relectures. Cette odyssée écrite par un jeune écrivain (39 ans au compteur) est d’une telle densité, d’une telle richesse, fourmille de tant de romans en elle, qu’on n’en achèvera jamais la lecture.
Avec son ami Vlad (ainsi nommé dans le livre), Emmanuel Ruben durant l’été 2016 est parti d’Odessa à vélo pour remonter le Danube jusqu’à sa source et finir le périple à Strasbourg, siège d’une Europe « suissifiée » et malade, « le plus dense écheveau de frontières de la planète ». Les deux hommes, en quarante-huit jours, vont parcourir 4 000 kilomètres, traverser une dizaine de pays, rencontrer leurs contemporains, se baigner dans le grand fleuve européen, subir les attaques de chiens et de moustiques, suer à l’est de Budapest et trembler de froid à l’ouest de Vienne, bivouaquer à la belle étoile « et s’il fait trop froid » disait Vlad « on picolera pour se réchauffer. On dormira comme des réfugiés, dans des baraques ou des bagnoles abandonnées ». Voyage d’Est en Ouest donc, à rebours du flux touristique habituel (pour lequel on part de l’Ouest pour s’offrir un peu d’exotisme aux portes de l’Europe communautaire), mais dans le sens emprunté justement par ces réfugiés pour lesquels Schengen et la Bulgarie n’ont que barbelés, milices et patrouilles à offrir. Sur la route du Danube est donc un récit de voyage nourri des affluents que sont l’Histoire, la géographie, la littérature européenne, la géopolitique. Et la colère, aussi : celle d’un écrivain qui sait que « nous venons tous de l’Orient, nous ne sommes pas seulement celtes, francs, romains, wisigoths, nous ne sommes pas seulement du Ponant, nous sommes aussi du Levant, nous les Européens, nous fûmes tatars, turcs, khazars, bulgares, huns, scythes, coumans et petchenègues ; Istanbul, Kiev ou Moscou ne sont pas moins importantes qu’Athènes, Rome ou Jérusalem pour comprendre l’Europe, et c’est cette géographie des steppes que nous portons en nous. »
Livre d’une érudition joyeuse, Sur la route du Danube est écrit avec la tête (le savoir n’empêche pas de penser), les jambes (dont le rythme de pédalage donne la ponctuation) et le cœur (gros d’une Europe repliée sur elle-même, grand d’un appétit insatiable). Contrairement au Danube de Claudio Magris, le livre de Ruben fait la part belle aux territoires et aux peuples de l’Est, « nègres de l’Europe communautaire ». Tels Raïssa, la Lipovène rencontrée au bord de la route en Roumanie : « dans son habit noir de veuve qui boit les halos du soleil. (…) Elle a un regard perçant...