Elfriede Jelinek écrit. En prose, en vers, elle écrit des articles, des romans, des scénarios, des prises de position, elle écrit pour le théâtre ou plus généralement pour la scène. Les Suppliants relève de la catégorie théâtrale bien que n’ayant pas été conçu spécifiquement pour lui. C’est un grand monologue. Et encore, peut-on parler de monologue puisque dès le début s’affirme le collectif : « Nous sommes vivants, et ce n’est pas beaucoup plus qu’être en vie après avoir quitté la sainte patrie. » Ce sont des voix qui parlent, des voix multiples qui s’entrecroisent et se chevauchent, voix des vivants et voix des morts, voix des nantis et voix de ceux qui n’ont rien. Comme un chœur jailli du monde, une plainte chorale et qui enfle.
Tout commence en 2013 : des demandeurs d’asile installés sous des tentes sur une place centrale de Vienne, sont évacués par la police. En signe de protestation, une cinquantaine d’entre eux occupent l’église voisine où ils mènent une grève de la faim avant d’être de nouveau évacués. Le fait divise l’Autriche, les mouvements d’extrême droite s’en donnent à cœur joie allant même jusqu’à « occuper l’occupation », et Jelinek écrit, en réponse, Les Suppliants. Une sorte de longue prière, mais violente, caustique, où transparaît presque à chaque page la colère que l’auteur éprouve à l’égard de son pays. À l’instar de Thomas Bernhard, elle n’a de cesse de s’en prendre à ce peuple autrichien lâche et parcouru de sentiments racistes, ce peuple où perdurent des éléments nazis que la fin de la guerre a laissés tranquilles. Alors on pourrait penser qu’il s’agit là d’un pamphlet, d’un texte militant écrit par une auteure connue pour ses sorties provocantes. Pas du tout.
Le texte, comme généralement ceux de Jelinek, est âpre, difficile, exigeant. Il alterne le politique et le philosophique, s’amuse mais nous force en même temps à réfléchir, à revenir en arrière, à nous poser des questions sur le sens de tel mot ou de telle référence. Il navigue sur les eaux de Heidegger et son concept de l’Être-là, il s’envole avec Io et son taon du côté d’Ovide et de ses Métamorphoses, il s’intéresse plus prosaïquement à la fille de Boris Eltsine, Youmacheva, et la cantatrice Anna Netrebko facilement naturalisées autrichiennes alors que les dossiers des demandeurs d’asile ne sont pas traités. Un texte difficile aussi du fait de la traduction et c’est une chose habituelle dans l’œuvre de Jelinek.
Car en amoureuse de la langue, elle utilise les mots rares, les mots à double sens, elle joue de la rythmique et des sonorités, nous rappelant qu’elle commença une carrière de musicienne. Elle multiplie les fausses routes, les culs-de-sac, les erreurs feintes et les envolées lyriques. Et c’est une véritable performance qu’accomplissent les deux traductrices pour rendre en français la pensée complexe et les méandres qu’emprunte l’auteure ; mais aussi son humour et sa causticité : « Attention, la dignité humaine arrive, la voilà ! vite, prenez-la en photo avant qu’elle ne disparaisse ! La dignité, attention, vous devriez y prêter attention, à la dignité. Faites gaffe à la dignité, sinon vous allez la rater, tenez prêts vos appareils, la dignité, oui, elle, là, faites vite une photo ! ordonne à l’État de traiter en toute équité les personnes se trouvant dans la même situation, voilà, et pourquoi lui là, l’étranger, a-t-il une place assise dans le métro et pas moi ? » Et cette écriture polyphonique et parfois tortueuse est là pour poser une question : qu’est-ce qu’un demandeur d’asile, sinon un être humain qui, chassé de sa maison, persécuté, menacé dans sa vie et ayant tout perdu, vient demander de l’aide à un autre être humain, à qui cela pourrait arriver, et qui a les moyens de lui apporter cette aide.
Dans Les Suppliantes d’Eschyle, auquel le titre fait référence, le roi d’Argos, après consultation de son peuple, décide d’accueillir les Danaïdes fuyant un projet de mariage incestueux avec leurs cousins. Aujourd’hui en Autriche, le gouvernement a choisi de restreindre drastiquement le droit d’asile. Alors, « Dites-nous au nom de quoi devons-nous encore supplier, et surtout, pourquoi ? Et qui ? Que nous soit rendue une juste sentence, c’est ce pour quoi nous prions, que soit exaucée ma prière d’une escorte libre, d’un destin vainqueur, d’un meilleur destin, mais ça n’arrivera pas. Ça n’arrivera pas. Ça n’existe pas. Nous ne sommes pas là. Nous sommes venus mais nous ne sommes pas là. »
Patrick Gay-Bellile
Les Suppliants, d’Elfriede Jelinek
Traduit de l’allemand par Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, L’Arche, 120 p., 14 €
Théâtre Les refoulés de Jelinek
janvier 2017 | Le Matricule des Anges n°179
| par
Patrick Gay Bellile
La plus iconoclaste des écrivains autrichiens plonge au cœur du drame des réfugiés.
Un livre
Les refoulés de Jelinek
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°179
, janvier 2017.