Alain Chany, mort à l’âge de 56 ans, en 2002, serait sans doute demeuré dans les oubliettes de l’histoire littéraire si les Éditions de l’Olivier n’avaient eu l’idée, en 1992, de rééditer L’Ordre de dispersion, publié en 1972, chez Gallimard, dans la fameuse collection de Georges Lambrichs, ainsi qu’un inédit Une sécheresse à Paris. Au sortir de 1968, L’Ordre de dispersion eut quelque écho, ainsi que sa réédition quelque trente ans plus tard. Le silence ne s’était pas complètement abattu sur celui qui écrivait du fond d’un village perdu de Margeride (Haute-Loire), lorsque son troupeau lui laissait un peu de temps : « Mon métier consiste à se méfier des mots. En dépit des apparences, il s’agit là d’un travail de force qui mérite d’être récompensé. L’État m’autorise un litre de vin par jour, ce qui me semble peu, vu l’ampleur de ma tâche, et ma difficulté d’être… »
L’œuvre d’Alain Chany est mince, mais non maigre. Elle touche à l’essentiel par une langue sobre, juste, impertinente, teintée d’un humour en sourdine imprégnant chaque phrase, comme une voix très basse qui n’est pas sans rappeler l’intonation d’un Nicolas Bouvier traversant les Balkans au pas de danse. Le narrateur de L’Ordre de dispersion vit à Paris où il s’échine à étudier, enseigner brièvement la philosophie. Il mord sans illusion, à l’hameçon de l’utopie communiste, se moquant du mouvement qui ébranla Paris et la France. Engagé nulle part, il tourne en rond, s’applique à échouer. Il danse, cherche, enrage, explore, jette souvent les armes. Vit retranché. Cherche un autre chemin dont il devine la trace possible dans les mots, tire un trait sur tout, se retrouve presque à l’état de clochard. La passion amoureuse le porte souvent au sommet de la vague. Il tient le coup à Paris, s’appuyant sur les images ancestrales qui défilent sous ses yeux : celles de ses grands-parents. Mais il sent la fin, pour lui, dans la Capitale : « On m’a enseigné qu’avant de retrouver le Tout il fallait passer par l’épreuve du Néant… Les paysans ne tuent pas encore les hirondelles qui nichent dans leurs étables : c’était ma base de réflexion ; j’y voyais le fondement possible de quelque chose. » Viré d’un établissement privé d’enseignement, sous le regard du directeur-abbé, et des parents tirés à quatre épingles, le narrateur troquera l’habit du philosophe contre celui du Paysan. « J’avais perdu mon chat, nature chaleureuse mais vagabonde, dans les décombres de la rue Piat. Ma femme avait mis les bouts dans le Midi. Je serais bientôt à la rue. J’avais trente ans. Je faisais plus jeune que mon âge, mais de moins en moins. » La main passera de la plume à la charrue ou plutôt à l’élevage, car si l’auteur laboura somptueusement la langue française dont il eut toujours la plus haute idée, il ne laboura point ses terres, mais éleva des moutons dans un lieu-dit en aplomb au-dessus de la vallée de l’Allier, en terre du Gévaudan, pays paradisiaque, mais taciturne : « Le Massif central, qui abreuva la France de ses eaux curatives et lui fournit des bougnats-penseurs, est justement sur le point honorifique de devenir le parc naturel européen des cocus de l’histoire. » Lorsqu’on retrouva la trace de l’auteur disparu, celui-ci se remit à l’établi, sauva ce qui pouvait l’être encore. « Parfois, l’hiver, que le travail ne presse pas, je descends au Pont d’Alleyras y chercher du tabac, faire quelques courses, m’asseoir à une table et me livrer à l’étude : Heineken est mon philosophe préféré. » Quand une journaliste parisienne vint s’entretenir avec l’auteur abasourdi que l’on pût s’intéresser à ce qu’il écrivit, autrefois, il eut ces mots : « A la fin, je fus amené à lui avouer que, lorsque l’encre gèle dans le stylo, celui qui ne se prend pas pour un écrivain comprend sans effort que le but de la littérature n’est pas de faire des livres. »
Une étroite route qui devient un chemin. Des années là-bas, entre les pâturages, les bois, les granges, les écuries à n’être pas tout à fait paysan, non plus totalement un écrivain. Le cul assis sur une chaise de mauvaise paille, dans une cuisine où rôdait le froid, à ronger les pensées, les bonnes, les mauvaises et ce Livre aujourd’hui, écrit en musique, comme une partition à la vive acuité où perce cependant quelque chose qui pourrait être de la joie, celle de parcourir Paris avec son enfant, de célébrer l’œuvre du peintre-ami Guillain Siroux, de s’être laissé submerger par un flot de questions, et de ne pas en avoir assez fait, peut-être, pour les contrer : « Faire parler la cervelle, ça s’apprend à l’université ; mais donner la parole aux yeux, c’est plus difficile. » Les livres d’Alain Chany rejoindront probablement l’interrogation de notre époque, celle de tout temps : « Comment vivre à hauteur d’hom-me ? » En Margeride, un homme quasiment invisible, dans une ferme perdue, s’est tenu en éveil, veilleur pour nous tous qui avons bien du mal à ouvrir les yeux.
Joël Vernet
Vessies et lanternes (L’Ordre de dispersion, Une sécheresse à Paris, Le Cirque d’hiver)
D’Alain Chany, postface de Gérard Guégan,
Éditions de l’Olivier, « Replay », 192 p., 12,90 €
Domaine français L’âpre chemin des mots
juillet 2016 | Le Matricule des Anges n°175
| par
Joël Vernet
Un livre
L’âpre chemin des mots
Par
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Le Matricule des Anges n°175
, juillet 2016.