Raymond Carver, le cœur et l'ouvrage
- Présentation Explorer le connu
- Entretien Et puis Carver est devenu Carver
- Papier critique Ballades sans harnais
- Papier critique Vertige de l’ordinaire
- Autre papier « Il écrivait des choses terribles »
- Autre papier Bascule
- Autre papier Sonate nocturne
- Autre papier Carver ailleurs Carver l’autre
- Autre papier Entrer, s’attarder
- Autre papier Le bonheur, désespérément
- Autre papier Soudain, Carver
- Autre papier Croire en l’amour
- Autre papier Innocents
On cite souvent les mots de Carver, en forme de mantra, qui se trouvent dans le recueil Les Feux : « Entrer, sortir. Ne pas s’attarder. » (Get in, get out. Don’t linger.) Parce qu’ils figurent au début d’un essai intitulé De l’écriture, on a vite fait d’y voir une règle qu’il se donnait à lui-même, une formule qui décrit à merveille son art de nouvelliste.
Ce portrait de Carver en artiste du passage éclair mérite un réexamen. Prenez sa nouvelle « Qu’est-ce que vous voulez ? » (dans le recueil Tais-toi, je t’en prie). Il y a bien cet incipit fulgurant : « Il faut qu’ils vendent la voiture en catastrophe, et Leo a demandé à Toni de s’en occuper. » Net et tranchant, l’original l’est encore plus : « Fact is the car needs to be sold in a hurry, and Leo sends Toni out to do it. » Pas Le fait est, mais : Fait est. Le rêve de tout écrivain : commencer par le fait brut et nous emmener aussi loin qu’il est possible avec les mots. Carver accomplit ce miracle dans cette nouvelle, une de ses meilleures, et j’ai toujours pensé qu’il y parvenait grâce à un art quasi proustien de l’évocation du passé.
La nouvelle, un peu comme une tragédie classique, se déroule dans un seul décor : le foyer conjugal de Leo et de sa femme Toni. L’action, si on peut appeler ainsi l’attente angoissée de Leo, se déroule sur une demi-journée, de 4 heures de l’après-midi aux premières lueurs de l’aube. Leo s’alarme du retard de Toni, partie vendre leur décapotable en utilisant ses charmes. « Qu’est-ce que vous voulez ? » est un condensé de l’art de Carver. Une tension qui saisit le lecteur dès la première phrase, une mélancolie incurable qui naît aussi bien d’un regard posé sur des vergetures que d’une question laissée sans réponse : « Est-ce que ce sont de vrais miles ? ». Malheureusement absente de la version française, cette question devint le titre définitif de la nouvelle lorsque Carver la fit republier peu avant sa mort.
J’ai dû lire cette nouvelle dix ou quinze fois avant de me décider à prendre un crayon et écrire dans la marge : « flash-back ». Du début à la fin du récit, on ne dénombre pas moins de onze incursions dans la mémoire sentimentale de Leo. « L’hiver dernier », « Il y a trois ans », « Il y a trois jours », « Quand il était gamin… » Et le plus remarquable est que ces retours en arrière passent à peu près inaperçus, tant Carver les manie avec un art consommé… de quoi, au juste ? De la vie intérieure. La sienne, la nôtre. Entrer, s’attarder : il y a là non seulement une règle secrète que le nouvelliste se donne à lui-même, mais une suggestion pour lire ses nouvelles. Ne passez pas trop vite. Attardez-vous, goûtez : les intermittences du cœur de Raymond Carver.
Stéphane Michaka
* Dernier roman paru : Ciseaux (Fayard), inspiré de la relation entre Carver et son éditeur Gordon Lish. JbrJ...