Histoires prodigieuses et biographies exemplaires de quelques personnages modestes et anonymes
Après Le Double Jeu de Juan Martinez qui racontait l’histoire d’un couple de danseurs perdu dans la Révolution russe et A feu et à sang, angoissantes chroniques sur la guerre d’Espagne, Quai Voltaire confie une nouvelle fois à Catherine Vasseur le soin de traduire, avec brio, les textes de Manuel Chaves Nogales. Né à Séville, ce journaliste espagnol et républicain convaincu, exilé en France sous Franco et mort à Londres en 1944, publia nombre de reportages sur l’Allemagne nazie, sur l’Union soviétique et, naturellement, sur son pays d’origine. Dans ses Histoires prodigieuses et biographies exemplaires de quelques personnages modestes et anonymes, il se joue de l’absurdité d’une Espagne aussi fardée qu’authentique, délurée que bigote et où, pour être respectable, on s’accommode aisément de bien des compromissions : « Palmira constata avec plaisir qu’elle se trouvait en possession d’un époux de bonne tenue, cultivé et distingué, doté de cette barbe cendrée et de cette prestance universitaire auxquelles la vie intime de tant de vénérables savants doit si souvent d’être infectée par le virus responsable de navrantes cornes. »
À l’illusion sociale de ce monde désenchanté répond l’illusion de vérité mise en place dans ses récits qui, bien que fantaisistes et maintes fois irrationnels, n’ont pas moins pour enjeu de peindre l’humain dans ce qu’il a de plus vrai. Qu’il s’agisse de rapporter les pensées d’un nouveau-né préférant le suicide par excès de lait maternel plutôt que de grandir dans une famille bourgeoise ou celles d’un mort revenant hanter le bureau où ses anciens employés prennent dès lors scandaleusement leurs aises, Chaves Nogales se plaît à pointer les ridicules d’une société étriquée. Les individus ne s’y épanouissent quasiment jamais et les rares tentatives de parvenir au bonheur se soldent par une infortune cocasse – amère aussi toutefois. Ainsi de l’histoire d’Azucena, jeune aveugle vibrante et diaphane s’offrant à la vigueur des hommes de la campagne, reflets sensibles du même amant passionné, et qui connaîtra ensuite les affres de la prostitution citadine avant de s’éteindre doucement sur un banc public, bercée des souvenirs de ses frémissements passés.
S’expliquant sur le choix de l’abandon du roman au profit de ce recueil fantaisiste et bigarré, Chaves Nogales écrivait : « Délivré de mes vaines prétentions de démiurge, je jouai à mon gré de cette glaise humaine et, la saisissant par petites mottes, je me contentai de donner à chacune la structure rudimentaire d’une vieille amourette toute simple, ou la teinture d’une idée éprouvée au fil des générations. Ainsi ont surgi ces récits (…) dans lesquels le héros ou l’archétype, volant en éclats, se montre tour à tour homme ou femme, enfant ou vieillard, bon ou mauvais, bête ou sage. »
Les fins de ces fables illusoires sont à l’instar de celles-ci : saisissantes et singulières. Tour à tour morales parodiques – le conte d’un père médiocre mais travailleur et de son fils brillant mais improductif se clôt par cette sentence : « La douleur, moteur de tout ce qui s’accomplit dans une vie. Moteur de la vie même. » –, paradoxes plus attendus mais non moins troublants – tel le récit de l’amnésique accusé de tous les crimes pendant vingt ans et finalement acquitté pour le seul qu’il avait commis – ou encore concetti bizarres – le récit d’un vieillard coupé court dans son monologue par une boutade un brin cruelle se referme sur ces parenthèses : « (Ceci aurait pu s’intituler : Histoire d’un meurtre) ». La mort, horizon certes dépassable dans ce monde imaginaire où il n’est pas étonnant d’être convaincu avoir trépassé à la guerre quand tout votre entourage vous assure du contraire, est sans doute le thème majeur de ces vies qui, si elles trouvent des similitudes dans les motifs récurrents de la vieillesse, de la réussite sociale et de l’adultère, sont toutes condamnées à finir, de façon aigre-douce, auprès de « ces messieurs les vers », « les honorables vers ».
Guilhem Jambou
Histoires prodigieuses
Manuel Chaves Nogales
Traduit de l’espagnol par Catherine Vasseur
Quai Voltaire, 220 p., 18 €