RBL 2010 / N°1-2
La revue suisse RBL, confiée à Florian Rodari (éditeur de La Dogana) il y a plus de trente ans, puis à Olivier Beetschen, Anne-Claude Lang et Arnaud Buchs, a publié de magnifiques numéros – spéciaux comme ceux consacrés à Mandelstam, Celan, Dupin, ou thématique comme le fameux Traducere – parmi bien d’autres découvreurs de voix multiples. Elle réamorce aujourd’hui son travail : nouveau comité (les traductrices et critiques Marion Graf et Mathilde Vischer, l’écrivain David Collin), renouvellement graphique. Un nouveau visage que ce double numéro illustre fortement. D’abord par un ensemble de jeunes poètes traduits de cinq continents, des Amériques à l’Australie, en passant par la Chine, l’Espagne, l’Italie, le Maroc, l’Arménie, la Russie…, tous présentés en version bilingue.
On retiendra particulièrement la sobriété des poètes alémaniques, Sabina Naef (1974), son « léger vertige », et Arno Camenisch (1978), la narration quasi-objectale de son poème voyage : « petit à petit/la route devient/plus large dans la ville/qui de nuit porte son chapeau/de lumière haut sur le chef/ce fleuve de tôle/il happe et tire et/nous dévore aussi ». Mais aussi plongée dans le quotidien, l’attente, les nuits froides et insomniaques, cette petite fumée de l’âme slave réinventée par le poème de l’Ukrainien Serhiy Zhadan, écrivant que « deux trois marchands de châtaignes grillées/scrutent le ciel/et la neige tombe, mais si désemparée/qu’elle fond encore là-bas ». Le quotidien, où toute chose aurait sa part d’existence, sans hiérarchie, est aussi ce que suit le Chinois Yan Jun (1973), d’un « 16 décembre », par exemple, il se souvient qu’« un parking vide ressemble à un nuage noir ». La Zürichoise Svenja Herrmann (1973), se demandant si « le poème sans ancrage/cette respiration en blanc/devrait exister », scrute, elle, les mouvements scintillants de carpes sur des « surfaces sombres ». Le dossier consacré à la poétesse allemande Hilde Domin (1909-2006), quasi inconnue en France, solide et précis, offre vingt-trois poèmes, dont la simplicité n’est ni naïveté ni facilité, mais force rentrée et pudique d’un « non-mot// déployé/entre// mot et mot ». Exilée dès 1932, en Italie, puis à Saint-Domingue, son retour en 51 en Allemagne lui impose brusquement d’écrire dans sa langue natale, ce sur quoi elle réfléchit dans les pages de A quoi bon la poésie aujourd’hui.
Enfin, les deux versions de Elégie valaisanne de Paul Celan, traduites pour la première fois en français, font une belle passerelle entre Hilde Domin et la section « Traducere », dans laquelle Françoise Morvan et André Markowicz, traducteurs à quatre mains du théâtre de Tchekhov, reviennent sur leur travail, dessinant la nécessité de penser une véritable politique de la traduction, soit, dit-elle, de « prendre en compte le texte tel qu’il est tramé et tenter de respecter la finesse de ses réseaux, c’est simplement en restituer la matérialité (…) ».
Emmanuel Laugier
RBL (La Revue de belles-lettres) N°1-2/2010
352 pages, pnc
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