À la faveur d’un dîner, de la proximité d’un mathématicien, la narratrice de La Scène se rappelle au souvenir d’un jeune professeur de collège, « ardent chevalier » qui, fort de l’enthousiasme de ses élèves, enseigna la théorie des ensembles de Georg Cantor. E majuscule, cercle barré, arche, grand ou petit œuf, auge et accolades, toute une palette de figures et de symboles réimprime le désir de regrouper des éléments communs, de procéder à des intersections, des inclusions. La table - qu’elle soit périlleuse, en bois de cerisier, en formica rouge, de mariage ou de fortune -, cernée par ses convives, constitue la matrice géométrique de cette grammaire nouvelle. Maryline Desbiolles, non repue d’avoir échauffé les appétits avec La Seiche (Seuil, 1998), récit scandé par les différentes étapes d’une recette de cuisine, convie cette fois le lecteur au mitan de scènes de repas qui, toutes, « semblent ne devoir finir jamais. »
À Finale Ligure, ville du littoral italien, sous la véranda d’une trattoria depuis laquelle le client peut jouir de la vue d’un jardin planté d’orangers, onze lascars sont attablés autour d’un plat de poissons dont la friture célèbre la « légèreté du vivant ». Onze - est-ce hasard ou chiffre « d’or de la tablée » ? -, est aussi le nombre de personnes sur une photo retrouvée. Quatre hommes, le « corps blanc du fils » du grand-oncle Franco, cinq femmes et la narratrice elle-même, petite fille alors âgée de « six ou sept ans », qui, agrégés au « paysage de ce commencement de la Toscane », incarnent la générosité gourmande d’une famille italienne. D’une communion solennelle à la table d’un salon de thé situé non loin de l’Opéra de Nice, de l’étrange festin biblique à la « gangue puissante » d’une soirée d’été, Maryline Desbiolles additionne les ensembles, en les imbriquant ou, au besoin, en les tirant « par les cheveux ». D’une digression l’autre, La Scène engendre un feuilleté d’images colorées ou surexposées, de sensations brutes, dont, comme la peau écarlate de poivrons charnus, il est plaisant de goûter le suc, sinon le sel.
Parce qu’en italien, tavola signifie à la fois « table » et « tableau », La Scène, tout comme Les Draps du peintre (cf. Lmda N°93), offre une lecture singulière, voire une écriture, de la peinture. Des représentations picturales - le Dîner, effet de lampe de Félix Vallotton, Haarlem d’Adriaen Van Ostade, Le Sacrifice d’Abraham de Rembrandt ou, entre autres, Tischgesellschaft d’Oskar Schlemmer - se superposent à des scènes vécues, éprouvées, tissant un écheveau fascinant et non moins inquiétant de significations. Ainsi, dans une œuvre de Dirck Hals, nul doute que la « nappe de la table appelle le drap où les corps débarrassés de leurs rubans s’entre-dévoreront ». Manger, qui plus est ensemble, n’est pas chose anodine. C’est une Cène profane, un rituel auquel on sacrifie chaque jour méthodiquement, une entre-dévoration symbolique. Le « couteau à droite comme la cuillère, le bombé vers le haut, dans les gravats, la poussière, les outrages, disposant assiettes et couverts à deux centimètres pas plus du bord de la table, soucieux de bien faire, la langue entre les dents », l’espèce humaine, lourde de besoins et de désirs inconscients, rêve innocemment de chairs tendres, fantasme peut-être. Aux joues du bébé du Déjeuner de Monet dont le père est soit « en train de peindre la scène charmante », soit parti « chercher son grand couteau d’ogre », ou bien à un cochon de lait « adorable et combien délicats ses oreilles, son museau, sa couleur, sa queue ».
La ScÈne de Maryline Desbiolles
Seuil, « Fiction & Cie », 119 pages, 15 €
Domaine français Mille et une tables
février 2010 | Le Matricule des Anges n°110
| par
Jérôme Goude
En appliquant la théorie des ensembles à une représentation transversale de l’hospitalité, Maryline Desbiolles sert un buffet de correspondances incarnées.
Un livre
Mille et une tables
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°110
, février 2010.