Marie Ndiaye, le goût des autres
En anglais cela se nomme « fortitu- de », en français, on dirait « force d’âme », pour cette part d’irréductible que les épreuves convoquent, et dont à chaque fois on se demande si elle sera encore là, quand le funeste s’acharne. Norah, Fanta et Khady affrontent chacune, entre la France et le Sénégal, les récidives d’un sort qui semble vouloir les attraper au vol, les épingler en une issue fatale, les engluer à jamais dans la détresse, matérielle ou psychologique. Trois femmes, trois récits, trois façons de mobiliser ses ressources et faire face, malgré « peur et doutes, malaise et désenchantement ».
Appelée à Dakar auprès de son père sénégalais qu’elle n’a quasiment plus revu depuis qu’il a enlevé son frère, Norah défie la douleur et la honte des blessures infligées par « le démon qui s’était assis sur le ventre » de chaque membre de la famille depuis que le lien a été brisé, alors qu’avocate, elle doit défendre ce frère accusé de meurtre.
Le deuxième récit est bâti comme un suspense - on se demande longtemps quelle faute est cachée, ce qu’a fait Rudy Descas pour perdre sa vie de vue de manière aussi radicale, et où et quand sa femme Fanta est encore puissante - « elle qui avait lutté si bravement depuis l’enfance pour devenir un être instruit et cultivé, pour sortir de l’interminable réalité, si froide, si monotone, de l’indigence », devenir professeur de littérature dans un lycée chic pour enfants de diplomates et d’expatriés, et dont sa vie d’exilée en France la réduit à un réel à peine plus avantageux que sa déshérence antérieure.
« Ce que c’était exactement que cela, l’Europe, et où cela se trouvait, elle remettait à plus tard de l’apprendre » : l’héroïne migrante du troisième récit est Khady Demba, jeune veuve sans progéniture, emblème de ces femmes privées de la protection d’un mari, d’un fils, les plus vulnérables qui soient (celles que l’on brûle encore avec l’époux défunt en Inde et au Pakistan). « Une corde tendue à l’extrême, vibrante, solide », tenue par un sentiment d’intégrité indéfectible, par son histoire, sa force d’être vivant et unique, alors qu’elle se trouve engagée dans le périple terrifiant des clandestins - passagers de la misère pour qui « le voyage pouvait durer des mois, des années ».
À la croisée de ces histoires, la flèche de l’exil révèle la façon dont le monde nous fragilise lorsqu’il nous déplace loin de nos désirs, rêves, positions.
Trois récits, reliés presque secrètement. Le personnage de Khady Demba, par ses points d’ancrage auprès des deux autres femmes (elle est servante chez le père de Norah, cousine par alliance de Fanta) agit comme la clé de voûte du livre, et contribue à nous offrir, dans une prise de vue vertigineuse, plusieurs facettes d’une réalité sociale et politique - et l’on pense à certain découpage cinématographique, tel celui de Short cuts, de Robert Altman et à sa formidable efficacité narrative.
Car Trois femmes puissantes transcende les...