Le savoir-vivre voudrait qu’on ne refuse aucune invitation. Mais lorsque Poldonski, à la faveur d’une rencontre de hasard, se voit proposer un aller simple pour l’occultisme, c’est par le sarcasme qu’il décline la proposition : « Avec toute la bonne volonté dont une voix peut être capable, et fort de l’expérience des dingos que j’avais acquise en soignant mon pauvre père, je me suis écrié : - Mais oui ! Pourquoi ne ferait-on pas des voyages dans la causalité ? » Son subconscient, pourtant, ressasse ferme ce à quoi sa bouche vient de dire non ; car en réintégrant son atelier misérable, ce jeune peintre au bord du suicide retrouve sa névrose alourdie par la tentation métaphysique. Pendant plusieurs semaines il délaisse le zinc, évite sa fiancée. Alors qu’il pense s’ennuyer, Poldonski est en train de se convertir aux thèses saugrenues du vieux Dagerlöff : la causalité, autrement dit le lien qui unit la cause à l’effet, met le monde en cage, réduit son explication au seul examen du principe de dépendance, alors que le cosmos, lui, se fiche bien de cette invention humaine à visée archi-rationaliste : « La neige se soucie-t-elle de savoir qu’elle provient de l’eau congelée ? » Le bacille que lui inocule, à son insu, l’extravagant vieillard lui fera voir les choses à la place où elles sont, mais dans l’état où elles seront plus tard. Seule la vue prend en compte ce vieillissement accéléré de la matière ; les autres sens sont laissés intacts. En s’échappant de la vision commune de l’univers, Poldonski est censé « prendre d’autres incidences sur sa réalité » et par là même aiguiser son pinceau. Cependant, trop choqué pour peindre, il ne peut que constater, d’heure en heure et de jour en jour, la progression du mal : « Je ne vois plus les nuages, parce qu’ils sont déjà résolus en pluie. Le matin, je ne vois pas la barbe sur ma joue, parce que je vais la raser. Je vois l’eau du robinet jaune et sale, telle qu’elle sera quand je m’y serai lavé les mains. » Déjà ses amis ont au front quelques rides qui n’y étaient pas une heure avant. Une bourgeoise promène au bout d’une laisse le cadavre d’un chien promis à l’écrasement. Sa fiancée porte les stigmates d’un adultère qu’elle n’a pas encore commis… « Je ne peux plus m’offrir ce luxe d’homme normal : être original. Il me faut cacher aux humains que je ne suis pas leur semblable, puisque maintenant c’est vrai. » L’avance prise par son regard sur l’apparence de ce qui l’entoure est exponentielle ; c’est bientôt à sa propre mort physique que Poldonski assiste, fasciné. Dix jours plus tard ce ne sont plus que des squelettes qu’il croise sur les boulevards. Puis les os s’effritent. Après la poussière, ce sont des formes fugaces, vaguement humaines, qui circulent en traversant la matière et dans lesquelles il reconnaît parfois la figure d’un être aimé…
Des squelettes se promènent
sur les boulevards.
Aussi étrange que son œuvre est le personnage de Jacques Spitz (1896-1963), polytechnicien féru de science-fiction et acoquiné avec le surréalisme. Peu de ses romans, pour la plupart épuisés, ont trouvé le chemin de la réédition ; ils ont pourtant le mérite de donner au genre fantastique une solide assise littéraire, pétrie d’humour et de cynisme, que vient étayer une caution scientifique à toute épreuve. LŒil du purgatoire a l’audace de pousser dans ses retranchements une spéculation métaphysique brûlante, en décrochant la vue du plan temporel où restent boulonnés les quatre - ou cinq - autres sens. Spitz y poursuit également une réflexion kafkaïenne sur l’apparence et l’anormalité, avec ce constat cuisant (et posthume !) du narrateur, « on n’est soi que dans ses tares ».
L’Œil du purgatoire de Jacques Spitz
préface de Bernard Eschasseriaux, ill. d’Olivier Bramanti, L’Arbre vengeur, 196 pages, 13 €
Domaine français Mort optique
novembre 2008 | Le Matricule des Anges n°98
| par
Camille Decisier
Un peintre dépressif entame un voyage d’outre-tombe dans un présent accéléré par son seul regard. Un roman hypnotisant de J. Spitz.
Un livre
Mort optique
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°98
, novembre 2008.