L'ouverture selon Nicole Caligaris
On trouve dans les albums de Lucky Luke ces panneaux à l’entrée des villes de l’Ouest pour dissuader les voleurs de s’aventurer plus loin et inciter, au contraire, les lecteurs à s’engager dans une nouvelle aventure de leur héros. Les éditions Verticales auraient pu imaginer semblable mise en garde. Quelque chose comme : « Lecteur, au seuil de ce nouveau roman de Nicole Caligaris, abandonne tes certitudes ». Déjà, dès son titre, Okosténie affiche une opacité que le récit va maintenir, sinon accentuer, au fil des pages.
Un homme, en repos dans une maison où perce un frêle rayon de soleil, raconte sa détention à la « Villa » haut lieu de détention et de torture d’un régime totalitaire à l’identité tue. Plus exactement, notre narrateur évoque la présence, auprès de lui, du matricule 53, prisonnier d’importance si l’on en croit le régime particulier que ses tortionnaires lui ont fait subir pendant des mois. Nous sommes donc dans cette structure : le narrateur raconte à un interlocuteur dont nous ignorons la nature, comment le 53 était torturé chaque jour afin qu’il raconte ce que ses bourreaux voulaient qu’il dise et qu’il s’est efforcé de taire. Comment ? En tentant lui-même d’oublier ce qu’il savait chaque fois que ses geôliers venaient le chercher. Le chemin de l’oubli est à rebours de celui de la mémoire. Il existe un moyen mnémotechnique classique pour se souvenir des choses : les placer mentalement le long d’un chemin ou dans les pièces d’une maison qu’on se projette. À l’inverse de cette méthode, le 53, entre sa cellule et la salle de torture enterre ses souvenirs dans les stations de son chemin de croix au point d’arriver moitié idiot, moitié fou à l’interrogatoire électrique et sanglant. Ramené inconscient dans la pièce obscure qu’il occupe, il se doit de remonter un à un les éléments de la mémoire qui le constitue. Pour ce faire, il se met à raconter des bribes d’histoire à notre homme. C’est là un résumé très subjectif de l’argument du roman. On aurait pu dire aussi qu’il s’agissait d’un livre sur la logorrhée folle d’un narrateur schizophrénique. Pourquoi pas ? Rien de ce qui nous est raconté ici n’est avéré. Ce qui n’empêche pas le lecteur de se forger une quantité d’images, fortes souvent, à partir de ce qu’il lit. Des ombres se dessinent dans les embryons de personnages qui sortent peu à peu de la pénombre des récits du 53. Des bribes d’histoires tissent tout un univers à la Volodine, d’un post-exotisme où le destin semble fait de cul-de-sac. Mais le socle sur lequel s’écrivent les vies qui apparaissent est mouvant, fragile. Est-il une invention du 53, du narrateur, est-ce un reflet d’une réalité ? Le doute n’est pas seulement permis, il est inéluctable. Le lecteur se trouve alors dans la position d’un chef de gare, posté au bord d’une voie ferrée assemblée en cercle autour de lui. Seul un train de nuit circule en boucle qui laisse percevoir par les vitres des wagons des morceaux d’histoires arrachées à la pénombre. On...