Qu’est-ce qu’on espère encore d’une fille qui, la première fois qu’on l’a vue, s’est mise intégralement nue pour venir se coucher à côté de nous qui étions nu aussi ? Une fille qui, la première fois qu’on l’a vue, durant trois-quarts d’heure, intégralement nue, s’est tournée, retournée, montrée à nous sous toutes les coutures ?
C’était pour une séance de photos, pour un ami, c’était urgent, il lui fallait une fille, qu’il avait, et un homme, qu’il n’avait pas. J’avais donc finalement accepté de le dépanner, lui faire l’homme dans l’urgence faute de mieux. C’est souvent mon lot, je dois dire, qu’on me prenne dans l’urgence faute de mieux, bref.
Après, cette fille et moi, nous avons parlé, parlé. N’avons pas été pressés de nous rhabiller. Un de ces moments étranges, hors du temps, où nous n’avons pas évité de nous regarder, en tout cas moi elle, sans trop de gêne. Avec juste de temps à autre en moi l’envie fulgurante de l’attraper, juste sa tête, jeter ma bouche à l’assaut de la sienne, ou par les épaules, l’attirer à moi, la coller contre moi, mais me disant aussitôt au fond de moi que non, allons, c’est la première fois que je la vois, et me disant aussitôt que je suis conventionnel, finalement, vieux jeu, indécrottable vieux romantique, en prenant, là, terriblement conscience, mais bon, on était comme on était, il fallait bien faire avec ce qu’on était, j’avais continué à parler, à l’écouter.
Puis nous nous étions rhabillés. Et avant de nous séparer, je lui avais demandé si je pouvais prendre sa main, elle me l’avait donnée, en riant. Évidemment, après ce geste, ce contact, nous avions senti, en tout cas moi, que nous venions de pénétrer dans un temps, une espérance, une attente, à partir de ce contact, une espèce de durée nouvelle pour nous.
Et il y a eu la soirée. Disons quelque chose comme quinze jours après, soirée d’août où je l’avais invitée chez moi pour boire du bandol rouge et manger une pizza au thon. Soirée où, peu avant minuit, j’ai tâché sa robe en lui parlant de trop près et en posant malencontreusement (malencontreusement ?) mon pied de verre sur le bout de robe légère qui recouvrait sa cuisse. Soirée où, le vin aidant, pour rire, soi-disant pour rire, j’ai demandé à cette fille de me donner sa robe tâchée de ce rond de mon pied de verre de vin pour me faire une « pièce à conviction » pour un projet d’exposition que j’avais, des photos avec des bouts de textes, pages de carnets et vestiges corrélatifs au moment. Soirée où, sitôt ma demande formulée, cette fille a répondu en passant cette robe par-dessus sa tête et en me la tendant. Restant alors assise dans mon jardin les seins nus et en petite culotte blanche.
Pour rentrer chez elle, je lui ai prêté un T-shirt à moi, un peu long, qu’elle ne m’a, soit dit en passant, toujours pas rendu.
Mais déjà, trois heures avant, dans cette même soirée, à peine arrivée, elle m’avait demandé si elle pouvait cueillir des figues sur mon arbre, et m’avait demandé de lui tenir l’échelle, et m’avait dit : « et toi comme ça tu profites aussi un peu de la cueillette ».
Et puis l’automne est venu, ça ne rate pas, et puis l’hiver, je me suis remis à bouger, de-ci, de-là. Je lui envoie des SMS ambigus, parfois des cartes postales, elle me répond, toujours gentiment, on se dit qu’on veut se revoir, dès qu’on pourra, se faire des virées, des plans photos, des soirées, on en a très envie, on se le dit, se l’écrit.
Mon exposition a lieu, en ce moment même, galerie du Bosphore à La Seyne-sur-Mer, la robe tâchée y est, et quelques cartes postales, on peut les voir, jusqu’au dix-neuf mars.
Le jour du vernissage, elle est venue, a vu la robe, elle a ri. Elle a même voulu lire un bout de texte devant les gens, avant le vin d’honneur.
Et me voilà reparti, de-ci, de-là, lectures publiques, ateliers d’écriture, théâtres, colloques. Et un matin de février on se réveille quelque part et il nous faut encore plus de temps que d’habitude pour se rappeler où on est, dans le Lot, oui, qu’est-ce qu’on est censé y faire, une lecture en maison d’arrêt à Cahors, oui, avec qui, Jean-Marc Padovani, oui. Mais c’est encore tôt le matin et on attend que l’organisateur vienne nous chercher pour nous dire un peu mieux à quoi pourra bien ce jour-là ressembler notre vie. En attendant on écrit une nouvelle carte à la fille. Et on décide de parler d’elle, de tout ça, dans sa rubrique. Et en gros on en est là.
Des plans sur la moquette Le rond de mon pied de verre de vin sur sa robe
mars 2007 | Le Matricule des Anges n°81
| par
Jacques Serena
Le rond de mon pied de verre de vin sur sa robe
Par
Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°81
, mars 2007.