La Nuit avec Alice, lorsque Julia rôdait autour de la maison
Je suis lui, elle est elle. Nous n’avons jamais été mien et tien. » Le récit de Botho Strauss part de l’impossible fusion entre deux êtres, de l’immuable part d’étrangeté dans l’aimé(e). À ce titre, l’histoire est celle d’une opacité. Certes nous savons que le narrateur est marié à Julia et qu’il travaille dans une agence spécialisée dans le placement d’artistes du spectacle, qui propose également des « exercices visant à améliorer la capacité de sélection en cas de décision critique ». C’est lors de l’un de ces exercices qu’il rencontre Alice. Mais que se passe-t-il durant et après « la nuit avec Alice, lorsque Julia rôdait autour de la maison » ? Simple passage de l’autre côté du miroir ou réalité ? Les réponses sont en fait élégamment évacuées au profit de multiples digressions, d’embryons d’histoires aussitôt interrompues, de scènes théâtrales, de séquences, diurnes et oniriques, aux temporalités imbriquées. C’est d’ailleurs dans cette prose volontairement fragmentaire que consiste la tension de la narration, en même temps que sa faiblesse intrinsèque puisque le fil se perd inévitablement. Peu importe pourtant que l’intrigue s’en trouve brouillée, car le monde de l’auteur dramatique, né en 1944 en RDA, déjà connu dans ses réflexions sur la solitude et les situations sans issue (notamment dans La Trilogie du revoir), est un monde par-delà la raison et la clarté. La friabilité de la réalité a beau s’y décanter dans la consistance des rêves (« Chaque nuit nous fréquentons l’école des agrandissements »), il n’en reste pourtant qu’effroi absolu, incohérence et confusion extrêmes. Et pour cause : « Tout ce que j’entends et vois, je le perds au contact du rêve. Ma mémoire est vide, toutes les histoires que l’on me raconte s’écoulent en direction de la nuit, tout juste encore compréhensibles, histoires quotidiennes, commodes, et déjà elles sont dissoutes et inversées, rebattues comme un jeu de cartes et emmêlées, incompréhensibles. » Pas de sol ferme donc mais une conscience qui tente de s’accrocher aux parois du rêve et de reconnaître ce qui chaque nuit « se mue en toutes sortes de personnages ». C’est cette succession de masques, comme écran aux affects et aux désirs illégitimes, qu’il s’agit d’éplucher car pour que « l’on voie la nudité de l’être humain, il faut que ses enveloppes tombent sans fin. »
Dans cette descente « à la périphérie de la folie et du parfaitement méconnaissable », le protagoniste fait des rencontres saugrenues (« la dame à l’oreille dénudée », « les gens de l’esprit de la fin »), assiste à des visions horrifiques (un « couple en ossements », un « fragment de femme… une beauté en tronc avec des moignons de bras et de jambes ») souvent obscènes (« une sainte… qui déféquait, assise au soleil du matin »), et se heurte à des apparitions sibyllines (Alice atteinte par « le nectar de la déformation »). L’imbroglio est aussi temporel puisque les paraboles mythologiques ou bibliques font écho aux visions futuristes. Tous les décors parlent de cet espace insidieux qui s’installe entre les gens, entre les couples dont le sien (« Les virus de la non-langue détruisaient tout le disque dur contenant les données de notre entente. »). Dans un tel chaos, le somnambulisme du narrateur évoque volontiers la nostalgie néo-romantique d’une unité qui par-delà « le vertige du vide et de l’égarement » pourrait se retrouver. Mais ses aspirations restent vaines. La désespérance aux accents nihilistes finit par s’inviter dans un présent sinistré : « toute espèce de sens au bout du compte n’était plus que franges informes, comme la paille que les vaches tirent de la botte ». Le quartier dans lequel il habite est littéralement « évacué » ; le soir, les nantis mangent dans un « palais du vide du luxe », auxquels on garantit « la solitude absolue, l’isolement intangible ». Dans ces visions criblées de silence et de ruines s’expriment surtout les hantises de l’auteur : la désolation du monde par la dénatalité, la damnation de l’homme (« Car l’histoire du monde est l’histoire de l’éviction (du Paradis) »), le risque d’une altération de sa nature par les manipulations génétiques (le « RapidMorphingGender qui peut tout remodeler et échanger à son gré »), ainsi qu’un cynisme douloureux (« Eh bien oui, d’un être humain, je ne discerne pas beaucoup plus que les petits nuages de fumée qui montent de ses restes ») que l’on retrouve décliné dans son recueil de nouvelles Au dieu des bagatelles : « Nous qui avons grandi dans un autre pays en subissant le mensonge sur l’avenir, nous avons appris à éprouver une vive aversion pour les paroles de l’attente, pour toutes les attitudes tournées vers l’avenir… (…) Ce qui nous manque n’est pas en vue, mais a été, s’est perdu ».
De quoi est-il question alors la nuit avec Alice ? Sans doute de l’ouverture d’un espace béant où le désir de l’homme trouve à s’échouer à perte de vue.
Botho Strauss
La Nuit avec Alice, lorsque Julia
rÔdait autour
de la maison
Traduit de l’allemand
par Olivier Mannoni
Christian Bourgois éditeur
182 pages, 15 €
Au dieu
des bagatelles
Traduit de l’allemand
par Claire de Oliveira
Christian Bourgois éditeur
238 pages, 23 €