Qu’est-ce que le « classicisme », la « modernité » ou la « postmodernité » ? Très simple, répond Umberto Eco. Le classique est sans méfiance : pour déclarer sa flamme, il dit tout droit « Je t’aime ». Pour le moderne, c’est plus compliqué. Quand bien même il sentirait quelque chose dans son cœur, il n’ignore pas non plus combien il y eut de classiques à dire « Je t’aime », à quel point ces trois mots sont répandus, traînant artificieux ou sclérosés dans les gares et chez Barbara Cartland. Mieux vaut alors ne rien dire, ça lui fera au moins ça de singulier. Survient le postmoderne : il flaire lui aussi l’entourloupe (il l’a apprise de son aîné), mais s’abstenir lui paraît si triste, et c’est encore une convention. Il a alors l’idée de jouer sur les deux tableaux, l’élan du cœur et la conscience pas dupe, en les juxtaposant. « Je t’aime, comme on dit dans les romans de Barbara Cartland » : il le dit quand même.
Nous serions tous postmodernes sur les bords, à ruser ainsi avec la part d’attendu ou de convenu, sur le mode du : je sais bien que je mais je quand même et ne serais-je pas dédouané puisque le sachant et en riant ? Péchés véniels sans doute. Il est néanmoins des discours qui usent : ceux qui se sont fait une spécialité du quand même pour recouvrir d’un voile ludique toutes les compromissions, ceux qui enjambent chaque matin clins d’œil et jeux de mots pour absoudre leur grand écart idéologique. Passés maîtres dans cette pratique, Les Inrockuptibles, « hebdo culture-télé-société » et très mauvaise conscience. Cette conscience pose de lancinantes questions : peut-on couvrir toute l’actualité culturelle, comme Paris hebdo, quoiqu’on ait lu les auteurs qui stigmatisent la société du spectacle ? faut-il parler des programmes hertziens, comme les magazines télé, bien qu’on se soit tant moqué de ceux qui traînaient chez les parents ? doit-on se mêler aux luttes sociales, comme José, au risque de salir ses atours chics et jeunes ? La réponse est dans le sac à malices des Inrocks, où s’agite le Génie du second degré. Il y a quelques années, le Génie a dit : commencez par faire un encart sur les expos, les sorties, les concerts ; c’est faire marcher le commerce, c’est sans panache, c’est comme tout le monde ; sauf que vous, vous intitulerez l’encart Guide de bord de la société du spectacle, manière souveraine d’aligner les frères ennemis sur une même ligne, pas dupe pas dupe. Certes, ce private joke est aujourd’hui rentré dans le rang, laissant place à la sobre dénomination d’un supplément « télévision/radio » de 32 pages. Est-ce à dire qu’on s’est téléramé ? Non pas, car on a plus d’un tour dans son sac. Ainsi, l’hebdomadaire titrait récemment : Rentrée télé, le choix des Inrocks : comment occuper au mieux notre « temps de cerveau humain disponible » – fine allusion aux propos du PDG de TF1, manière élégante d’annoncer la grille des programmes tout en suggérant d’un sourire qu’on n’est pas le dindon des industriels. Aux cathos de gauche laissons le soin de s’offusquer, comme à d’autres la vieillerie marxiste : dans le même numéro, les pages à contenu socio-politique sont baptisées « agitpop », de telle sorte que la pensée y perd ses naïvetés propagandistes, qu’elle gagne un certain sens de la légèreté, concernée et dansante, quelque part entre Bourdieu et Warhol, pas dupe pas dupe.
Ces détails linguistiques n’en sont pas. Ils permettent à une officine de proposer les services usuels (numéro d’été spécial sexe, numéro d’hiver spécial cadeaux), tout en prétendant renouveler l’offre, voire la transgresser. Ils permettent encore à ses employés d’arrondir leur fin de mois à France Télévision, France Culture ou France Carrières, tout en affirmant n’entretenir que des rapports lointains voire hostiles avec le Système. On peut regretter cette « dérive », et garder en mémoire le beau magazine noir et blanc des premières années ; on peut aussi penser que tout cela était inscrit de manière programmatique dans un jeu de mots fondateur, Les Inrockuptibles : si l’inversion d’une syllabe glisse le rock dans l’intitulé, elle permet surtout de rendre la corruption indécidable, suggérée en même temps qu’absentée. Elle est quand même là, mais elle sourit.
Avec la langue Comme chez Barbara
novembre 2004 | Le Matricule des Anges n°58
| par
Gilles Magniont
Pour apaiser une mauvaise conscience, rien ne vaut un bon jeu de mots.
Comme chez Barbara
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°58
, novembre 2004.