Enfant, la mère de Juan Rulfo lui cachait les yeux lorsque les cristeros, paysans fanatisés, opposés à la laïcisation du Mexique faisaient défiler leurs prisonniers jusqu’au lieu de leur exécution. Enfant, il perdit son père à 5 ans, assassiné par les troupes gouvernementales. Son grand-père l’avait été plus tôt, pendu par des bandits, les pouces arrachés. Ce n’est jamais vraiment très drôle de naître (1918) dans un des États les plus pauvres du Mexique lors d’une des périodes les plus chaotiques de son histoire, révolution, contre-révolution, banditisme etc. Est-ce pour ces raisons que Juan Rulfo semble s’être coupé du monde en se consacrant totalement à un travail d’archiviste ? En 1953, il publiera un recueil de nouvelles, Le Llano en flammes, qui, s’il fut peu remarqué au moment de sa sortie, finira par hanter les esprits et acquiéra une dimension universelle et une renommée internationale. Deux ans plus tard, le roman Pedro Paramo le consacrera en temps qu’écrivain. Cette chronique de la mort d’un cacique inspirera à Gabriel Garcia Márquez son Cent ans de solitude. Rulfo publiera ensuite quelques contes, quelques scénarios pour le cinéma puis cessera d’écrire pendant trente ans, jusqu’à sa mort en 1986. Par sa brièveté, sa fulgurance et sa maturité, son œuvre fera de lui une légende.
Si Faulkner réussit à rendre mythique et universel un territoire imaginaire, le Yoknapatawpha, condensé d’un sud profond, Rulfo fera de même mais en concentrant ses histoires dans une région terriblement réelle, brûlée, inhospitalière, plateau de pierrailles et de cactus où quelques péons grattent désespérément la terre : le Llano. Les gens qui vivent là, semblent abandonnés et revenus de tout, dans leurs cœurs brûlent de sombres idées, vengeance, inceste, jalousie, les ferments d’une guerre civile et d’une tragédie permanente. Présenté comme le dernier des « costumbristas », cette école ibéro-américaine qui a enraciné la littérature dans le Nouveau Monde, Rulfo écrit au-delà du naturalisme, captant un surréel dans lequel baignent les limbes diffus d’un fantastique et d’une métaphysique de la désespérance, jamais franchement énoncés, mais à jamais tapis dans le tranchant des pierres ou les brûlures du soleil.
À travers les dix-sept nouvelles du Llano en flammes, beaucoup de pères, voire de grands-pères trimbalent sur leurs épaules d’un bout à l’autre de la contrée le corps de leurs fils ou petits-fils. Il est si lourd à porter le poids du fatum, du passé-présent, du péché. La langue de Rulfo semble très simple, dépouillée, basée sur l’oralité, la proximité. Ainsi prend-il souvent le lecteur à témoin comme un compadre, un vieil ami, utilise une voix sourde, presque monocorde, ressasse, si bien qu’à certains instants, le trouble apparaît si grand qu’on ne sait plus si l’auteur se parle à lui-même ou si c’est le lecteur qui se raconte l’histoire. Parfois, une humeur plus badine associée à un humour des plus noirs entraîne quelques nouvelles vers la tragi-comédie. Ainsi « La Cuesta des comadres » raconte comment un tranquille vieillard trucide un truand venu lui régler son compte. « Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu un regard aussi triste et ça m’a fait de la peine. J’en ai profité pour retirer l’aiguille du nombril et la lui enfoncer un tout petit peu plus haut, là où j’ai jugé que devait se trouver le cœur. Eh oui, il était bien là… » Les nouvelles de Rulfo sidèrent par leur maîtrise, leur efficacité, à la fois leur très grande désespérance et leur extraordinaire vitalité, ainsi que par la puissance émotionnelle qu’elles génèrent.
Le Llano
en flammes
Juan Rulfo
Traduit de l’espagnol
par Gabriel Laculli
Folio
234 pages, 5,90 €
Poches Ouest terne
février 2004 | Le Matricule des Anges n°50
| par
Dominique Aussenac
Réédition du premier livre du Mexicain Juan Rulfo, écrivain rare, devenu mythe littéraire. Quand la misère devient source de beauté.
Un livre
Ouest terne
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°50
, février 2004.