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Nouvelles Aiguillages

septembre 2001 | Le Matricule des Anges n°36

Née en 1968, Céline Gillot enseigne les Lettres modernes dans un collège de Châtillon-sur-Seine. Lorsqu’elle n’écrit pas, elle aime à jardiner. N’a jamais été publiée. Dernier livre lu : Le Coeur est un chasseur solitaire de Carson McCullers (Stock). Sa nouvelle a été primée cette année lors du concours organisé par la librairie La Mandragore à Chalon-sur-Saône dont Le Matricule des Anges est partenaire.

Il pleut tout le temps ici, c’est inouï. Edouard comprend maintenant qu’il y ait tant d’abribus dans cette ville. Il y a peut-être même plus d’abribus que d’habitants, si ça se trouve. Il faut dire que Chanute-sur-Cosne n’est pas une ville. Tout juste un gros bourg. Un gros bourg de gros paysans et de tout petits aristocrates qui se partagent les deux châteaux, à chaque bout du bourg. L’un est maire, l’autre premier adjoint, et sûrement ce sera le contraire dans six ans. Nous sommes le 2 juillet, et il pleut pourtant sans discontinuer depuis ce matin 8 heures. La pluie intarissable de novembre au nord atlantique de la France, où les volets s’ouvrent et se ferment, quand ils s’ouvrent, sur des voiliers rentrés au port. Nous sommes pourtant beaucoup plus à l’intérieur des terres, dans l’Indre-et-Loire rugueuse et lasse. Ils sont deux sous l’abri. Edouard salue Mme Melot d’un petit signe de tête sec mais franc. Elle le regarde fixement quelques secondes, pince les lèvres et puis détourne les yeux rapidement comme s’il avait la gale. Tout ça parce qu’Edouard a beau être sous l’abribus, il tient fermement son parapluie grand ouvert, comme un affront à la politique municipale de Chanute en matière de rénovation du mobilier urbain. Mme Melot secoue ostensiblement son capuchon en plastique transparent, elle le fait claquer bruyamment et le pose bien à plat au-dessus du cabas qu’elle tient sur ses genoux. Mme Melot fait honneur au banc en plastique de l’abribus qu’elle occupe entièrement. Edouard, lui, est droit comme un i sous l’abri, son sac de voyage dans une main, son parapluie dans l’autre. Il a l’air triste, il voudrait fumer, se passer les mains dans ses cheveux. Il a une chanson de Nicoletta dans la tête (Il est mort le soleil) dont il n’arrive pas à se défaire, parce qu’en ce moment on l’entend dans la ville à longueur de journée Nicoletta : elle vient d’accepter d’être la marraine de Chanute FM. Ça se passe comme ça ici. Entre le combat pour sauver l’hôpital, le cinéma et la sous-préfecture, on écoute Nicoletta. Et puis, sans pouvoir se fier à la grande horloge de La Poste, immuablement en panne, ou en tout cas jamais à l’heure, Edouard se dit néanmoins qu’il doit être à peu près la demie, et il tourne légèrement la tête vers le bus à venir.
Le lecteur a maintenant de très grandes chances de voir tout naturellement surgir le bus en question. Si l’on considère comme une chance de se retrouver nez à nez avec une navette qui diffuse à longueur de trajets la fréquence grésillante et trop forte de Chanute FM jusqu’à la banquette du fond, et qui tâche avec une belle constance -service de proximité oblige- de desservir des villages d’où en fait on ne sort jamais et qui, la plupart du temps, arrive en avance et à vide à son terminus (la gare TGV, à 33 kilomètres), une gare où, dans un écho sans âge, des haut-parleurs mal réglés annoncent des retards au milieu de deux quais déserts et glaciaux quelle que soit la saison. Je ne souhaite en vérité à personne de prendre régulièrement ce bus qui relie l’ennui à la misère, ni de s’abîmer ne serait-ce qu’une fois dans la contemplation de cette gare calamiteuse et désespérante. Que le lecteur bénéficie donc immédiatement de l’infinie miséricorde de l’auteur : on préférera ne pas faire arriver le car.
Pourtant, à Chanute, notre abribus bon an mal an se remplit. Madame Bonnard, flanquée de Madame Gauffrey, vient de rejoindre pesamment Edouard et Madame Melot. Elles fixent le banc avec envie. Madame Melot n’en cède pas pour autant sa place, malgré les yeux alors épouvantables que lui font tour à tour Madame Gauffrey (qui vient de se faire opérer de la hanche), et Madame Bonnard, qui vient de subir exactement la même opération. Non, Madame Melot, en pleine santé, occupe le banc sans état d’âme. Les deux dames pincent les lèvres, tout en adressant malgré tout la parole à Madame Melot. Une conversation dont Edouard ne comprend que quelques bribes, car la pluie redouble.
C’est Madame Bonnard qui, la première, malgré la panne déjà mentionnée de l’horloge de La Poste, a trouvé qu’on attendait bien longtemps aujourd’hui. Madame Melot regarde sa belle montre au bracelet cassé. Et ce que Madame Bonnard savait déjà se trouva confirmé : le bus avait près de cinq minutes de retard. Alors les regards convergent vers la chaussée, trois têtes sortent de l’abri, et la conversation s’interrompt assez brutalement. Elle reprendra dans une dizaine de minutes, lorsque l’inquiétude aura pris le pas sur l’agacement.
C’est moi, et moi seul, qui vais décider maintenant si Michel (le chauffeur) arrive ou non à réparer la panne de néman qui immobilise son bus à 6 kilomètres de là.
Le malheur veut qu’aujourd’hui, 2 juillet, je n’arrive pas à me décider. Répare ? Répare pas ? Non. Rien à faire. Je n’y arrive pas. J’ai cette poignée de voyageurs transis de froid sous la main, dans l’atroce pénombre de quatre heures de l’après-midi, et je ne me décide pas à leur envoyer le bus. Ne me décide pas non plus à laisser Michel devant son car immobilisé par un néman foutu. Je fume encore une petite cigarette, gribouille un paragraphe où Madame Melot s’en prenait vivement, et pour d’assez confuses raisons, aux dames Bonnard et Gauffrey, et je retourne sous l’abribus, où l’impatience gronde : Mme Melot s’est levée. Tout le monde attend. Grand pardon de n’être bon à rien ce matin, de ne savoir quoi faire de vous. Le bus est à l’arrêt quatre pages plus loin, et je ne le vois guère redémarrer. Ça ne me dit rien. D’ailleurs rien ne me dit vraiment ce matin. J’ai mal dormi, j’ai mal aux yeux, il y a Claire qui ne reviendra pas et puis j’ai ce vertige qui me prend d’être le seul à détenir l’avenir de ce bus en perdition. Grand pardon oui, Madame Melot et tous les autres, de laisser comme ça vos vies mal finies, entrailles à l’air sans rien recoudre, parce que je ne suis bon à rien ce matin. Mais je n’y peux rien, je vous assure ; je n’ai rien à me reprocher. Ce n’est pas de ma faute. C’est à Claire qu’il faut vous en prendre, tout est de sa faute. Elle-même me l’a dit hier, dans le café le plus mal famé du port où elle m’avait donné rendez-vous : « Il n’y a rien à comprendre Selim, rien. Je te quitte parce que je ne peux plus, c’est tout. Ce n’est pas de ta faute. Je ne peux plus… Je… je ne veux plus. Tu n’y es pour rien tu sais, vraiment, je t’assure, ça aurait pu marcher nous deux. Oh oui. Mais c’est moi, c’est moi…Tu n’as rien à te reprocher. Je… pffff -elle m’envoie une grosse bouffée de Lucky light sur les yeux- je… je… enfin tu vois, avec Miguel, mais non, je t’ai dit que c’était fini avec Miguel, et c’est la vérité tu peux me croire, je t’ai jamais menti, c’est vraiment fini, mais… mais il est là Miguel, il est encore là -et elle se frappe à l’endroit du coeur- il est là oui, toujours, et tu n’y peux rien Selim. Je t’ai aimé, je te le jure, j’y ai cru à nous deux, j’y ai cru, et si on continuait, ce serait -pfffff- ce serait pas bien, je veux dire pour toi ce serait pas bien. Si. si je restais avec toi j’aurais l’impression de te trahir tu comprends, de pas être franche avec toi, et je veux pas te faire de mal Selim, je veux pas te mentir. Tu es si mignon, tu n’y pouvais rien Selim, rien du tout. Tu es si mignon. » Et voilà. C’était terminé. Il est mort le soleil. Qu’est-ce qu’il fallait que je réponde hein ? « Mais rien Selim, rien. Hier je t’aimais, aujourd’hui je… je ne peux plus, je suis fatiguée, laisse-moi. » Qu’est-ce qu’il faut faire dans ces cas-là, quoi faire ? Dans ces cas-là en vérité, il ne reste qu’à se lever en ramassant sa casquette sur la table, pousser sa chaise, récupérer son briquet et sortir dans la rue en priant pour que la première voiture qui passe en trombe sur le port ne me voie pas traverser la rue. Mais si elle te voit, bien sûr que si elle te voit, bien sûr tu ne meurs pas. Et tu te coltines tes marais et tes déjà fantômes sans rien demander à personne. Et il faut vite se remettre au travail. Et retrouver Chanute, Chanute qui n’a pas de café mal famé le long du port, Chanute qui ne te lâchera pas comme ça, Chanute plus fidèle qu’un chien. Tu dois t’occuper de tes personnages, tu n’as pas le droit de les laisser mourir de froid, toi qui te lèves à Sète ce matin sans gêne à plus de midi, où il fait déjà 20 degrés sur le Cimetière Marin. J’essuie mes yeux, je me lève, je descends les stores où j’ai compté mille fois 21 lamelles et je retourne à mon bureau. Je voudrais donner un coup de pied dans ce village sinistre que j’ai hanté hier soir quand il était tard, car je ne savais plus quoi inventer pour repousser l’heure où je perdrai ma tessiture, mon arroi et mon grand train. Ce village où jamais un bus n’est arrivé en retard, et où il n’y a pas grand-chose à sauver, à part l’église, l’abribus peut-être, et Michel, que j’adore, et que les Chanutiens ne méritent pas. Je n’ai pas envie de ce village ce matin, non. Aujourd’hui, j’ai envie d’autre chose. D’Espagne par exemple.
Andujar, Andalousie, 2 juillet. Et le vent un peu humide qui secoue le Guadalquivir n’arrive pas à rafraîchir les rues déjà brûlantes. A quelques mètres des façades qui s’ouvrent sur Bailén, Marmolejo ou ailleurs, quand elles s’ouvrent, des taureaux en liberté, trop jeunes pour la banderille et les acclamations, sont allongés sur les berges, là où les marais commencent, où ils semblent ne jamais finir. Eduardo traîne longtemps dans la cuisine, à se frotter le menton au-dessus d’une assiette de chirimoyas. Il passe enfin dans la salle de bains et va se raser entre deux portes, vers les chambres, pour éviter le soleil. Il rince ses joues et enfile une vieille paire d’espadrilles. Il monte l’escalier intérieur avec une serviette de toilette autour des hanches en allumant la première cigarette de la journée, la tête un peu penchée sur les marches, et il rejoint la terrasse, d’où il hèle un livreur d’eau. Une grande jarre pour se doucher ou tremper ses mains et plaquer ses cheveux. Eduardo se penche un peu plus contre la balustrade qui longe les pierres de la terrasse. Le fer forgé brûle déjà les mains. Dans la rue, plus bas, un groupe de vieilles payas, habillées de noir de la tête aux pieds, font mystère de leur destinée, rasant des murs blancs et disparaissant dans des ruelles connues d’elles seules. On entend très près les cloches de San Miguel depuis deux jours, jour et nuit, qui annoncent le départ du pèlerinage vers La Gabeza, à 33 kilomètres. Eduardo doit s’habiller. Il se rend ce matin aux olivaies de Montoro, où lui a donné rendez-vous Clara Torréz. « J’ai à te parler. Viens tout de suite, je suis aux olivaies jusqu’à midi ». Parler de quoi, puisqu’on se voit ce soir ? Et pourquoi pas parler au téléphone ? Parler de quoi puisqu’on s’est vus hier ? Eduardo récupère la jarre devant la porte puis ouvre une armoire pour y prendre une veste et un pantalon noirs, et d’autres espadrilles, presque neuves. Il fait un signe de croix devant le miroir où tout à l’heure il s’est rasé, et claque la porte, plissant déjà les yeux dans l’escalier de la cour intérieure à cause de la lumière du dehors. Il tire des deux mains la grille de fer forgé de la cour qui ouvre sur la rue, la cigarette à la bouche, la tête un peu penchée sur le côté pour ne pas recevoir la fumée dans les yeux.
J’ai à te parler. Mais de quoi ? De quoi tout de suite ? Eduardo connaît cette assurance de Clara Astùnia Torréz, dans l’intonation et dans les mots, quand elle a pris une décision, quand elle n’y reviendra pas, il la connaît parfaitement. Elle tient ça de son père, c’est ce qu’elle dit, un père russe qu’on a jamais vu, existe-t-il même. Il le sait Eduardo qu’elle est comme ça : il était là, devant elle, oui, devant elle, quand il y a six mois elle a appelé Torréz, son mari d’alors. « J’ai à te parler Torréz, maintenant, viens tout de suite. » Mais moi ce n’est pas pareil. Moi Clara m’aime, moi, Clara est à moi, elle est à moi. Voilà ce que se dit aussi Eduardo. Il tourne à San Talle, passe le pont des Coques et rejoint ce qui ressemble d’assez loin à un abribus. Des tuiles andalouses le recouvrent, du lierre y pousse sur tout un pan et l’autre pan est effondré depuis longtemps. Eduardo reste debout sous l’abri et attend. Juste à côté, un groupe de femmes hèle on ne sait pas qui avec des mouvements de mains et des intonations violentes. Elles parlent un andalou qu’Eduardo, madrilène repenti -madrilène amoureux- comprend mal. Le ton monte. Elles lèvent les mains vers l’église San Bartolomé car la grande horloge est en panne, puis elles vont finalement s’asseoir sur un banc de pierres immense où elles ouvrent une bouteille de fino. L’une d’elle se tourne vers Eduardo et lui demande l’heure en espagnol, mais comme le bus passe rarement à la même heure, on n’est pas plus avancé. Elles boivent encore quand surgit finalement l’autocar qui relie chaque jour Jaén à Cordoue, dans un épouvantable crachat de gaz. Michaelo lance sa cigarette par la fenêtre et descend de son bus. Les pourparlers entre le groupe de femmes et lui durent une bonne dizaine de minutes, et Eduardo ne comprend pas à quel sujet. Le moteur allumé continue de verser des fumées. Finalement Michaelo remonte dans l’autocar, suivi des quatre Andalouses puis d’Eduardo. Les femmes s’installent sur les banquettes près du chauffeur, ouvrent leurs sacs au bout de cinq minutes, sortent des bouteilles et des gâteaux aux nisperos. Michaelo, une main sur le volant, mange avec elles. Eduardo a le front sur la vitre, les yeux rivés sur les marais, les châteaux arabes et les barrages immenses qui crèvent le fleuve dans toute sa largeur. Clara Torréz m’aime. Elle me l’a dit encore hier. Elle aura sans doute voulu avancer notre rendez-vous de ce soir, Dieu sait pourquoi, et elle a envie de me voir pour me le dire, tout de suite, mais c’est tout, c’est tout. Elle a envie de me voir, c’est tout à fait normal puisqu’elle m’aime. Pourquoi voudrait-elle me quitter ? Elle m’aimait hier. Je n’ai rien à me reprocher. Elle me l’aurait dit hier. Les haut-parleurs mal réglés du bus hurlent à intervalles irréguliers, couvrant à peine le bruit du moteur. Eduardo chantonne la vieille salsa qu’il croit reconnaître dans les crachotements de Frequenza Jaén.
On n’est pas encore à Marmolejo lorsqu’un cortège de nonnes surgit soudain sur la route, barrant le bus à quelques mètres. Michaelo klaxonne, puis freine brutalement, et baisse sa vitre. Enfin il descend du bus. Les nonnes se précipitent et l’entourent. Tout le monde descend, et se fraie un passage. Le bus est au milieu de la route, moteur allumé, et les fumées d’échappement tournent autour du petit groupe. Les nonnes veulent prendre le bus, c’est presque une prise d’otage, et Michaelo refuse. Des nonnes de La Gabeza, c’est tout ce qu’Eduardo arrive à comprendre, car le mot est répété plusieurs fois, et elles veulent que Michaelo fasse un détour jusqu’au monastère. Les voyageuses au départ d’Andujar s’en mêlent, apostrophant chacune leur tour Michaelo qui détourne les yeux et frappe du plat de la main une petite feuille où figure son itinéraire illisible, entièrement décoloré par le soleil. Un quart d’heure plus tard on en est toujours là, Eduardo, les femmes d’Andujar, Michaelo qui est remonté éteindre le moteur et qui est redescendu, et je me demande si l’histoire finira à Cordoue, à La Gabeza, ou sur ce bout de route andalouse brûlante d’où personne ne semble en fait vraiment avoir envie de s’éloigner. Mais Michaelo se laisse finalement attendrir. Les nonnes ont serré les chapelets sombres qu’elles ont autour du cou, puis elles soulèvent leurs jupes noires et grimpent dans le bus en s’agrippant à la porte. Tout le monde remonte, et Michaelo rallume une cigarette en s’installant au volant.
Je laisse le lecteur découvrir sans moi Cordoue, ville admirable, où je n’emmènerai jamais personne, ni lecteurs ni voyageurs : au moment de redémarrer, un bruit très sec se fait entendre. Michaelo baisse la tête sous le volant, puis en ressort extrêmement rouge. « El némano ! El némano ! » crie-t-il furieux à travers tout le bus.
Michel répare son néman sur un autre cahier, que j’ai oublié en changeant de sac de voyage hier, parce que cela arrive, quand on n’écrit pas tous les jours au même endroit, d’oublier son cahier, cela arrive quand on va à Sète et qu’il faut en priorité penser aux clefs de l’appartement, parce que la dernière fois j’avais mon cahier, mais j’étais à la porte de chez moi. Donc il va falloir jouer serré, retrouver de mémoire un fil un peu cohérent, et par exemple se souvenir très vite que Pézenas, ville admirable de l’Hérault, est depuis récemment desservie par un réseau de bus à la couverture exemplaire, dont il faut absolument faire mention, et pourquoi pas ici.
Pézenas, Hérault, 2 juillet. Driiiing. Driiiiing. La sonnerie du bas, à l’entrée principale ? Oui, c’est la sonnerie du bas à l’entrée principale. La sonnerie du bas ? La main d’Edouard se tend le long du polochon. 9 heures ! Mais quel jour… Dimanche !! Dimanche, neuf heures ! La sonnerie du bas ! Edouard se bouche les oreilles. Driiiiing. Driiiiing. 9 heures ! Dimanche ! Il se frotte les yeux, replie ses genoux, pousse son drap et cherche le tapis du bout des pieds. Il s’est couché il n’y a pas trois heures. Il y avait une fête à l’Hôtel Alfonse, pour l’inauguration du énième espace Molière. La soirée s’est terminée à la fontaine Vedel, et puis un groupe de cinq hommes cravatés, dont Edouard, a démonté les volets du café Grasset à trois heures du matin pour réveiller le patron, et qu’il débouche les bouteilles de madiran 74 dont il avait eu le malheur de parler la veille pour faire le fier devant le chai de Malesan. Edouard ne trouve pas le tapis, et petit à petit se rend compte qu’il est de l’autre côté du lit, le côté contre le mur de pierres, où il n’y a jamais eu de tapis. Il est assis devant le mur, et ça ne va pas ce matin. Alors il se tourne progressivement du bon côté, il passe les mains dans ses cheveux, il pense à de l’aspirine. Combien il a pu en ouvrir de madiran ? Trois ? Quatre bouteilles, peut-être cinq. Driiiiing. Driiiing. Edouard se lève tout à fait, il prend ses cigarettes par terre au bord du tapis, et il ouvre un tout petit peu les stores de la chambre, pour s’habituer à la lumière de dehors. La fenêtre donne sur la cour intérieure, où partent et aboutissent, on ne sait pas trop, trois escaliers en pierre noircie par endroits. Edouard trouve un tee-shirt au bout du matelas, l’enfile en marchant et allume une cigarette. Il cherche en vain son pantalon et ses chaussures. À la cuisine, il secoue sa cigarette au-dessus de l’évier et puis il passe dans la salle de bain, et le voilà dans le hall. Il pousse du bout du pied une toute petite jarre bloquant la porte qui sépare le hall de la cour intérieure, pour qu’elle ne se referme pas derrière lui, parce que la poignée est pour le moment cassée. Les dalles de pierre du palier lui paraissent glacées. Il descend les trois étages une serviette de toilette autour des hanches, sa cigarette à la bouche. Driiiiing. « Voilà voilà, ça va hein, c’est dimanche. » Il tourne la clef toujours sur la porte qui donne sur la rue Triperie Vieille, à Pézenas, et il tire la grille à deux mains.
« Excusez-moi, Claire Boregovitch, votre voisine, votre voisine d’en face. Excusez-moi, je vous réveille, je le vois bien. » Elle ne sait pas qu’à cet instant, Edouard est complètement réveillé.
« Oui je vous réveille. Je vous en prie de m’excuser, mais c’est mon livrement là, vous voyez comment il est. »
La voisine se tourne un peu et désigne une grosse camionnette, stationnée trois mètres plus loin.
Edouard regarde à peine le camion.
Il n’a jamais vu une femme aussi belle, un dimanche ou tout autre jour. Il baisse les yeux sur ses pieds nus, sa serviette de toilette, son tee-shirt froissé. Il rougit, se brûle les doigts avec son mégot. Il voudrait recommencer, se lever une heure plus tôt, se laver, s’habiller, se parfumer, mettre un petit polo noir, un pantalon noir aussi et repassé, se raser, mettre des chaussures, se coiffer, s’asseoir sur le rebord du lit, du bon côté, du côté du tapis, et attendre le driiiing. La plus belle femme qu’il ait jamais vue, un dimanche ou tout autre jour.
« Votre livrement ? Quel livrement ? dit-il finalement, en sortant un tout petit peu la tête hors du seuil où il se tient.

 Oui, la kasbolette là, c’est mon livrement pour le magasin. Excusez-moi, mais il faudrait, il faudrait, faire vous voyez une marche arrière dans votre couroir, vous voyez, sinon elle ne sort pas des encoignements, là, elle est bloquée la kasbolette, regardez. »
Edouard a compris qu’il doit ouvrir sa cour pour manoeuvrer, car pour le moment, la camionnette ne passe pas. C’est un abribus en pierres blanches, juste au coin de la rue déjà un peu étranglée, qui l’empêche d’avancer davantage. Claire Boregovitch sourit, indécise.
« Vous… vous comprenez ? »
Edouard la regarde stupidement, elle croit qu’il ne comprend pas. C’est peut-être elle qui n’a pas encore compris qu’elle peut sonner n’importe quand, à neuf heures, le dimanche, ou même plus tôt, beaucoup plus tôt, pense Edouard, elle peut sonner beaucoup plus tôt ça ne me dérange pas.
« Vous… vous comprenez le manoeuvrement monsieur ? »

 Vous ouvrez vraiment un magasin en face de chez moi ?

 Oui, oui oui, juste là vous voyez.
Elle tend ses bracelets de l’autre côté de la rue, en face, en direction d’une échauguette empiergée où elle vendra sûrement, comme tout le monde ici, des bijoux artisanaux. C’est comme ça à Pézenas, dans l’Hérault. Le touriste, le bijou artisanal et le bus sont rois. La ville est interdite aux voitures.
« Mais vous êtes arrivée quand ?

 Hier, hier soir, tard. Il y avait encore beaucoup d’énervement dans la ville, les gens faisaient des festements. C’est gai ici. Je vais vendre des bijoux vous savez dans mon magasin. »
Il faudrait quoi pour qu’Edouard arrive à détacher ses yeux de Claire Boregovitch ce matin, il faudrait quoi ? Peut-être bien qu’il faudrait un homme fort, qui sorte soudain de la boutique, qui traverse la rue en une seule enjambée et qui empoigne la grille de la cour intérieure à sa place, pour qu’Edouard réagisse. Et que cet homme fort soit l’époux de Claire Boregovitch, en tout cas l’homme qu’elle aime et qu’on verrait qu’elle aime.
« Venez-voir si vous voulez, venez. »
Il la suit, bien sûr il la suit, pieds nus avec un mégot à la main et sa serviette de bain, il la suit.
« Miguel ! Miguel ! Viens, il y a quelqu’un. Sors un carton. Vite. Montre-lui, Miguel. C’est un client ! »
Elle regarde Edouard avec un sourire d’enfant.
« Miguel il a du mal à montrer ses bijoux qu’il fait. Mais il faudra bien maintenant, hein, hein qu’il faudra bien maintenant qu’il les montre ? »
Miguel est apparu au fond de la boutique. Énorme, brun, magnifique. Il s’est avancé comme un géant vers un mur, il a ouvert un carton sans un mot. Edouard a serré ses poings contre ses cuisses, il a cherché ses poches car il ne souvenait plus de la serviette de bain, a cherché ses cigarettes aussi. Miguel a tendu des boîtes à Claire, et elle a passé des bagues à ses doigts. Elle riait en les faisant tourner et elle pensait à tout ce qu’ils allaient vendre maintenant, rue Triperie Vieille à Pézenas, dans l’Hérault.
« Bon. Le livrement maintenant. »
Elle n’a pas regardé Edouard. Elle avait compris sans doute que ce n’était pas la peine de demander quelque chose au voisin ce matin. Il avait une mauvaise tête. Il avait sûrement participé aux festements d’hier soir.
« Viens Miguel, ouvre la grille de monsieur…

 Edouard Torréz, je m’appelle Edouard Torréz.

 Ah, Torréz ! Il connaît l’Espagne aussi Miguel tu sais, tu peux en parler avec lui. Bon, Miguel, ouvre la grille d’Edouard Torréz maintenant. Dépêche-toi, elle est tournée la kasbolette. »
Miguel a fait un pas dans la rue, il a tiré la grosse grille d’une seule main en ne regardant même pas le voisin, et il est monté dans le camion. Edouard est pieds nus sur le seuil de la boutique, il cherche encore ses cigarettes contre sa serviette, les yeux fixes, comme s’il ne pouvait plus rien faire d’autre dans sa vie désormais que chercher ses cigarettes et passer la main dans ses cheveux, les yeux fixes.
Au bout d’un quart d’heure tout était terminé.
« Alors merci Edouard, et… et reviens tout à l’heure si tu veux, vers midi si tu veux, reviens voir le fondement.

 Oui, et bien oui alors, je viendrai voir le fondement. »
Claire Boregovitch a tendu sa main remplie de bagues. Edouard ne savait pas quoi faire. Qu’est-ce qu’il faut faire dans ces cas-là, hein, qu’est-ce qu’il faut faire ? Rien. Dans ces cas-là il ne faut rien faire, car bien sûr elle est loin Claire maintenant, elle a déjà traversé la rue dans l’autre sens, elle n’allait pas attendre mille ans la main tendue dans la rue avec ce voisin qui ne dit rien ce matin. Il passe la main dans ses cheveux. Et puis il a disparu dans la cour intérieure. Clac.
Quand Edouard remonte les escaliers, il frappe la rampe à chaque marche, des deux poings. Je suis fort moi aussi, hein, je suis fort, et brun et magnifique hein.
Sur le palier, il remarque tout de suite la petite jarre en morceaux, écrasée par la porte qui a claqué. Un courant d’air sûrement, avec la grille du bas grande ouverte. Il est à la porte de chez lui, sans pouvoir entrer. « Mais quelle journée de merde. » Des grands coups de pieds nus dans la porte. Il veut tout tuer, presque. Il resserre sa serviette de bain, parce qu’il doit redescendre maintenant, ouvrir la grille et sortir dehors. Sortir dehors ? Pour quoi faire ? Sortir pour aller chercher le serrurier comme ça, habillé comme ça ? Pas habillé ? Le serrurier le dimanche ? Matin ? Les voisins. Edouard redescend, tourne la clef, tire la grosse grille du bas, et Claire Boregovitch est là, à quelques mètres, sur le seuil de sa boutique, la main dans la main de Miguel qui ne parle ni ne fume, il tient la main de Claire. Elle sourit à Edouard, elle se dit qu’il n’est toujours pas habillé ce voisin, et elle traverse car Edouard lui fait un signe.
« Je… C’est bête, je suis à la rue. Vous… tu comprends »à la rue«  ? Je suis à la porte de chez moi. La porte a claqué. Je n’ai pas les clefs. Les clefs sont à l’intérieur tu comprends ? Il faudrait… Il faudrait que je puisse téléphoner. De chez toi. Je peux… Je peux entrer ? »
Elle a compris, Claire Boregovitch, et elle s’est mise à rire en faisant des signes à Miguel, dont on ne sait pas trop finalement s’il comprend et parle le français.
« Miguel, emmène le voisin, emmène-le pour téléphoner.

 M’emmener où ?

 Mais chez nous, en haut derrière, juste au tournis. On n’habite pas ici dans le magasin, on habite juste derrière, tu sais, tu la connais, la maison des tourelles là-haut. L’ancienne prison, oui, c’est une ancienne prison tu le sais, la maison aux deux tourelles. Ici au magasin, on ne peut pas téléphoner, pas encore. Il va t’emmener Miguel pour téléphoner, il va t’emmener. »
Et pour la première fois elle a regardé Edouard, de la tête aux pieds. Alors elle a enlevé ses espadrilles tout en le regardant encore, les a fait glisser devant elle du bout des pieds et a enlevé son gilet en mailles noires.
« Tiens, mettez ça, au moins, pour passer les rues Edouard. Tiens, mets-le, mets ça, et suis Miguel. Suis-le. »
Et moi, oh moi, je ne vais pas laisser faire ça non. Je ne peux pas. Je ne peux pas laisser faire ça. Ce n’est pas le fait de laisser mon personnage traverser les rues en espèce de mantille et espadrilles de fille, avec une serviette de toilette nouée autour des hanches, non, ce n’est pas ça, même si cela est tout de même bien gênant pour Edouard, qui est un notable de Pézenas. Non, si je dis que je ne peux pas laisser faire ça, c’est parce que tout peut aller très mal pour Miguel, on ne sait pas, ça peut très mal finir, très mal finir cette histoire de serrurier à qui téléphoner. On ne sait jamais. Miguel peut très bien tomber poussé par-dessus la balustrade d’une des terrasses qui longe les tourelles. Il sait se battre Miguel, bien sûr, mais s’il tombe ? Comment se battre quand on tombe dans le vide ? Non je ne peux pas laisser faire ça moi, ça peut très très mal tourner. Je vais plutôt laisser Edouard remonter tranquillement jusqu’au palier et réfléchir avant de redescendre, et je vais peut-être sauver la jarre. C’est plus prudent. On ne sait jamais. Ça pourrait mal tourner sinon, et pour rien. Comme chacun sait maintenant, tout ça pour rien. Il n’a aucune chance avec Claire. Aucune. Même s’il en a une, en vérité il n’en a aucune. Absolument aucune. Non, en vérité, il est bon pour Chanute Edouard. Y’a pas de raison de lui laisser croire quoi que ce soit d’autre. Allez hop. À Chanute. Il n’aura qu’à frapper des poings sur Madame Melot. Qu’elle se pousse un peu. On ne voit qu’elle sur ce banc. Ou bien il restera debout, dans le froid, dans le froid au mois de juillet. Dans le froid et dans la pluie aussi, allez hop, j’envoie la pluie, une pluie bien intarissable. Il est mort le soleil.

Céline Gillot

Aiguillages
Le Matricule des Anges n°36 , septembre 2001.