L’histoire imaginée par Alain Fleischer commence d’une manière apparemment banale : quatre scientifiques européens sont envoyés aux États-Unis dans le cadre d’un programme de recherche de la Communauté européenne, « Le Monde et ses doubles ». Ils y rencontreront quatre interlocuteurs, destinés à leur fournir les informations nécessaires à leur mission : le créateur-modiste d’une actrice virtuelle, un astrophysicien persuadé de l’existence d’un univers parallèle qui se confond avec le monde des rêves, un biologiste partisan du clonage humain et un gorille bavard et philosophe. Les riches possibilités de ces quatre rencontres, multipliées par les personnalités des quatre chercheurs, auraient déjà suffi à donner forme à un roman « à l’anglaise », rempli de descriptions et de péripéties souvent amusantes de personnages et de mœurs universitaires.
Pour le plus grand plaisir du lecteur, Alain Fleischer a conduit son récit dans une direction infiniment plus profonde et originale : tout d’abord en le mettant en résonance avec une nouvelle tchèque que lit l’un des voyageurs, narrateur du roman, mais surtout en plaçant au centre de son œuvre et de son écriture la question du double et de la métamorphose. En effet, au fil des quatre jours du voyage, l’esprit de chacun des quatre personnages viendra habiter, bien contre son gré, le corps de chacun des autres. Le voyage scientifique se transforme en quête métaphysique et les rencontres des interlocuteurs prennent ainsi une toute autre ampleur, chacun répondant à sa manière à l’expérience inédite et troublante que subissent les quatre voyageurs.
« Le Monde et ses doubles », thème de leur mission, se confond bientôt avec celui du roman. Fleischer nous entraîne alors dans ces univers mystérieux où la science côtoie la fiction et frôle la folie. Qu’il s’agisse du créateur de figurines virtuelles destinées à remplacer les êtres de chair et de sang, de l’astrophysicien exilé aux États-Unis persuadé de vivre en rêvant une autre vie dans son pays d’origine ou du biologiste souhaitant remplir la terre d’innombrables clones de lui-même, ce sont autant de variations autour des fantasmes d’immortalité et d’ubiquité auxquelles nous assistons, ravis par une écriture dense et fouillée qui se joue des quiproquos pour convertir, à chaque nouvelle entrevue, la frayeur en sourire. Le mélange de gravité et d’ironie culmine dans la rencontre avec le gorille, expliquant en langage des signes aux quatre voyageurs l’absurdité de toute langue et de toute parole, que les singes ont abandonnées depuis longtemps déjà. Paradoxal éloge d’une forme de silence trop souvent absente, en effet, de nos vies quotidiennes.
Quatre Voyageurs offre au lecteur, au-delà du plaisir du récit, un ensemble de réflexions sur des sujets auxquels le roman contemporain s’attaque rarement : réflexion sur les phobies et les fantasmes qui agitent les inconscients des scientifiques actuels, réflexion sur les différences de mentalité entre savants européens et américains, réflexion sur l’habitation du corps et sur l’identité dans l’univers du virtuel et du clonage. L’équilibre trouvé par Alain Fleischer entre la pertinence de ces réflexions et la remarquable conduite romanesque du récit parvient ainsi à nous consoler du manque d’un personnage féminin parmi les quatre voyageurs et, partant, de l’absence des réactions de trois hommes soudain contenus dans un corps de femme.
Quatre Voyageurs
Alain Fleischer
Seuil
256 pages, 130 FF
Domaine français L’habitation des corps
septembre 2000 | Le Matricule des Anges n°32
| par
Jérôme Pellissier
D’imprévus en métamorphoses et de corps en corps, Alain Fleischer nous entraîne avec virtuosité dans une grande variation romanesque sur l’identité.
Un livre
L’habitation des corps
Par
Jérôme Pellissier
Le Matricule des Anges n°32
, septembre 2000.