Les poèmes de Jude Stefan nous font former des fantômes. Leur évanouissement est inscrit au cœur de leur apparition. Silhouettes longilignes et tremblantes, leur tremblante verticalité est celle de l’if ou du cyprès, « bâtons de néant » souvent aperçus dans la proximité des tombeaux, dans l’insistance du verbe « tomber », dans l’évidence d’une chute définitive de tout, inéluctable : Le Gibet est le titre de la première partie de Cyprès, premier recueil.
Les poèmes glissent en leurs mouvantes dislocations, effondrés dans les béances de l’ellipse. Quelque chose comme le mouvement de la mort même emporte l’écriture. Quelque chose comme un pur mouvement se donne à lire dans cette poésie, où rien n’est stable. La consistance du poème est nuageuse ou liquide, fluante : ciel aux lumières trop véhémentes, fleuve où « chuter ne fera qu’un tourbillon ».
Inspiré plus d’un Villon, d’un Rutebeuf ou d’un Chassignet, Cyprès dessine les contours de ce qui jusqu’à Épodes se verra toujours accentué, modulé : « rester fidèle à sa détresse », écrire « jaune », dans un refus de toute forme, de toute beauté. Faire grincer la poésie, boiter le vers. Tendre vers la prose. Jouer la prose contre la poésie, et réciproquement. « Contre-écrire ». Écrire contre. Une torsion imprime sa marque au poème. Une crispation porte en sa forme cette marque douloureuse du « contre ». Une obstination dans le refus vrille l’écriture, en resserre l’expansion. Brûlure et asphyxie. Tourbillon où chuter. Noyade au cœur du texte.
Au-delà de ses thèmes macabres, qui font de presque chaque poème une Vanité où apercevoir les os du cadavre, le baroque est sans doute ce qui caractérise le mieux cette écriture tortueuse. Les longues courbes qui en spiralent la chute se tordent soudain. Tension. Heurt. Syncopes, hiatus, ponctuation vive, décalée. Le chant s’étrangle. Des latinismes donnent toute leur fulgurance à ces distorsions : rapprochement de mots désaccordés, étranges antépositions, déroutante mobilité du verbe et de la conjugaison.
« On m’accusait de discontinuité dans les pensées, j’écris comme je suis, mais je ne sais guère être », cet aveu de Jean Désert, dans Le Nettoyeur de tranchées, dit bien la nature même de la poésie de Jude Stefan. Le tremblement qui trouble la surface du poème est celui d’une conscience indécise d’elle-même, saisie dans l’instant de son évanescence. Plus sensible dans les derniers recueils sans doute, où le recours à la tradition poétique est peut-être plus distancié, une esthétique de la disjonction, de la coupure, s’affirme avec netteté. L’enjambement va jusqu’à scinder l’intérieur des mots, ne laissant parfois en bout de vers qu’une apostrophe en suspension : « le pas c’est l’enjambement jusqu’ ». La discontinuité marque le pas d’un trébuchement, accélère la chute.
La progression se fait par chocs et accidents, à contre-rythme, à contresens. La progression rendue impossible, reste la matière du poème. Matière verbale riche en...
Dossier
Jude Stefan
D’entre les jambes
juillet 2000 | Le Matricule des Anges n°31
| par
Xavier Person
De Cyprès à Épodes, Jude Stefan construit une œuvre poétique où se fait entendre une voix savante et nue. D’une baroque modernité.