Nager la nuit nue sous la glace d’une rivière gelée, se suspendre à une corde attachée aux poutres du toit et tourner sur soi-même, lutter à la vie à la mort avec un saumon argenté sous les étoiles du Montana : en trois longues nouvelles, Rick Bass nous plonge au cœur d’une nature sauvage et revigorante.
Platte River est un triptyque où se mêlent les thèmes habituels de Rick Bass (la nature, l’eau, les saisons) mais où sourd constamment l’ombre d’une angoisse. Dans Mahatma Joe qui ouvre le recueil, Leena arrive dans le nord du Montana pour échapper définitivement aux hommes. Sans toit, elle vit sous une tente, trouvant la nuit dans la rivière glacée le bonheur d’être vivante : « L’eau était très froide, semée de blocs de glace qui descendaient le courant en bondissant comme des têtes de laitue terreuses (…). Leena prenait une profonde inspiration, puis elle mettait la tête sous l’eau, disparaissant du clair de lune, comme une de ces grandes truites qui bondissaient puis plongeait dans une grande gerbe d’éclaboussures. » Gelée, la rivière sert aussi au prêtre Mahatma Joe, de piste de patinage. Avec sa femme la nuit, il part dans une course folle, pour aller loin planter un potager. Au bord de quitter la vie (imaginez un vieillard patinant la nuit sur une rivière gelée), il voudrait sauver son âme par une action d’éclat. Sa femme le suit. Un moment…
Le divorce entre les hommes et les femmes marque en effet tout le recueil. La troisième nouvelle, qui donne le titre à l’ensemble, est exemplaire. À 41 ans, Harley est un ancien joueur de football américain qu’un accident aux genoux a écarté des terrains. Depuis, il vit au Canada, en pleine forêt, avec Shaw ancien mannequin. Au milieu de nulle part, le couple régulièrement se déchire. Elle s’enfuit alors la nuit dans la forêt et, chaque fois, il finit par partir à sa poursuite comme un chasseur après une proie sauvage. Harley, malgré ses genoux, la rattrape toujours et toujours la ramène au chalet. Mais cette année, Shaw a décidé de s’acheter une voiture et de partir définitivement. Rick Bass se fait l’observateur très méticuleux de l’âme féminine, ou plutôt de son mystère. Les silences, cette part de désir non su, cette attente d’autre chose, baignent toute la nouvelle où une nuit de pêche au saumon avec un ami suicidaire brille comme une lune noire.
La perle du recueil niche en son cœur. Exploits sportifs, il est vrai, a de quoi ébahir dès sa première phrase : « C’était l’été ; les deux frères lavaient leur voiture sur un banc de gravier avec l’eau de la rivière (…) quand le gros homme franchit la courbe nageant la brasse papillon à contre-courant. Il tirait un canoë derrière lui, un canoë chargé de statues en fonte sombre. » La rencontre avec A. C. (« le gros homme ») va bouleverser la vie des frères et de toute leur famille dont Lorie la grande sœur en dépression amoureuse. Les trois hommes vont s’entraîner au lancer du disque (spécialité des frères) et à chaque lancer, sans aucune technique, A. C. battra le record du monde. Mais nulle gloire ne l’attend : il s’agit pour tous de préserver le bonheur né de la rencontre, de rester entre soi, d’aller la nuit soulever des voitures et les promener à la force des biceps dans la ville, de danser avec une vache sur les épaules, de tirer Lorie sur un canoë, une corde entre les dents. Moments de bonheur pur au cœur des torrents et des forêts, au cœur des nuits où la grande Lorie vient comme une enfant s’endormir dans les bras du gros homme.
On reste émerveillé, au bord des larmes. On voudrait que la nouvelle ne s’arrête pas, parce que le monde tout à coup est plus vaste, plus pur et parce qu’on croit à nouveau à l’eau cristalline des rivières.
Platte River
Rick Bass
Traduit de l’américain
par Brice Matthieussent
10/18
191 pages, 38 FF
Poches Les sensations pures
août 1999 | Le Matricule des Anges n°27
| par
Thierry Guichard
Écrivain de la nature, de l’énergie sauvage et des espaces boisés, Rick Bass est aussi un fin observateur de l’âme humaine. La preuve par trois.
Un livre
Les sensations pures
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°27
, août 1999.