Au gré des pages qu’il consacra dans Bourlinguer au monumental ouvrage de Niccolo Manucci, Blaise Cendrars accomplit l’exploit d’encore exagérer les péripéties d’une vie pourtant déjà passablement rocambolesques.
Le destin agité du manuscrit auto-biographique de cet adolescent qui abandonna en 1653 la cité des doges pour les Indes où il fut artilleur, chirurgien, guérisseur, ambassadeur officiel et officieux de diverses factions, s’avère en effet digne de quelque faucon maltais textuel. Après une version détournée par un père jésuite, Manucci entreprit d’en rédiger une seconde, dont la traduction italienne servit de base à William Irvine au début du siècle pour établir un texte anglais en quatre tomes sous le titre générique : Storia do Mogor. La cuisine ne passe pas pour une spécialité d’outre-Manche et l’Homme au bras coupé, toujours dans Bourlinguer, n’en goûta guère les caviardages, non plus que la fadeur d’une traduction jugée « amorphe ». Quelques années plus tard, la propre fille d’Irvine -Margaret- affirma sa maîtrise dans l’art de la réduction en ramenant le tout à un seul volume. C’est à partir de cette vulgate que les éditions Phébus ont choisi de proposer une traduction française, faute « d’une véritable équipe de linguistes rompus à toutes les finesses des parlers italiens, français et portugais de l’époque classique ». Cet aveu de faiblesse suscite la perplexité galopante chez le lecteur.
Par ailleurs, l’hypothèse que Manucci aurait été un « nouveau chrétien » (« marrane »), c’est à dire un juif converti, est étayée par des arguments carrément contredits par le texte lui-même. Ainsi, le rapprochement entre l’appareillage du futur auteur et la Bar Mitzvah, « cette heure où la main paternelle, posée sur le front du rejeton, l’autorise à son premier départ », se trouve réfuté d’emblée : « Je n’étais pas bien avancé en âge que me dévorait l’envie la plus ardente de voir le monde : aussi nonobstant mon père et son refus obstiné, quittai-je Venise ».
Ces approximations expliquent-elles un texte parfois ennuyeux, dont le fil se dévide sans que l’extraordinaire personnage de Manucci n’y gagne une âme ? Quoi qu’il en soit, l’on dénicherait sans effort dans le seul catalogue de Phébus vingt récits plus palpitants.
Un Vénitien chez les Moghols
Niccolo Manucci
traduit par Françoise de Valence
et Robert Sctrick
Phébus
302 pages, 138 FF
Histoire littéraire Un vénitien filasse
septembre 1995 | Le Matricule des Anges n°13
| par
Eric Naulleau
Un livre
Un vénitien filasse
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°13
, septembre 1995.