Je me souviens de la bibliothèque de Monsieur Prins. C’était la maison tout entière tapissée de livres, à l’extrême pointe de Bezuidenhout, là où commence le domaine infini de la bruyère, du sable, des pins, du vent et du ciel, un domaine qui est aussi un livre. Ce domaine qui est un livre, c’est celui du haut Veluwe, et dans la naïveté de mes onze ans je croyais que Monsieur Prins y règnait sans partage. Encore aujourd’hui qu’un demi-siècle ou presque s’est écoulé, je lève les yeux vers les nuées qui sont comme les garantes d’une permanence dans la métamorphose, et je retrouve au fond de moi la conviction que je vais revoir au loin, dans une trouée, la lande allodiale où j’ai déchiffré pour la première fois librement l’obscur psautier de mes lectures passées et prochaines.
J’ai tout oublié car la vie est l’œuvre musicale de l’oubli, néanmoins il me reste un mot de ce temps-là, puisé dans Augustin Thierry me semble-t-il (ou serait-ce dans le Tristan de Bédier ?). Un mot né du francisque et que j’ai trouvé beau comme tous les mots que l’on ne comprend pas. Mais j’ai soupçonné sans erreur ce qu’était un alleu : une terre que son occupant ne tient que de dieu et du soleil, un jardin sans corvée ni servitude, une sorte de modeste et singulier éden. Une bibliothèque est plus qu’un apanage : une réserve intouchable de droit divin, un royaume d’utopie pour vieil enfant poursuivi par les pourvoyeurs de bois de justice. Ma bibliothèque est toujours là-bas, dans le sable et la bruyère mauve d’un automne interminable.
Jean-Claude Pirotte, février 1995
Dossier
Jean-Claude Pirotte
Là-bas
mars 1995 | Le Matricule des Anges n°11