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décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°6

Médecin à Perpignan, marié et père de deux enfants, Claude Desnier, 44 ans, a écrit à ce jour une trentaine de textes et se contente, seulement depuis cette année, de les envoyer à des revues. Encres vagabondes a publié une des ses nouvelles lors de la parution de son premier numéro. Il déclare apprécier, entre autres, Céline, Carver, Tchekhov, Jim Harrisson. Dernier livre acheté : N’en faites pas une histoire de Raymond Carver.

Je t’écris. Je te parle. Je te veux vivant. Imagine : rue de la Vieille Intendance, le quartier de la gare, autant dire un coupe-gorge taillé dans des immeubles accablés de suie. Imagine encore : la nuit, comme toujours…
Je n’invente rien. J’étais là. Toi aussi. Quelque part. dans un de ces boyaux, un homme se hisse jusqu’au dernier palier. Il est tendu, il a l’air épuisé. La seule lumière dont il dispose est une flamme de briquet vacillant dans les courants d’air. Attentif à ne pas trébucher, il cherche surtout d’instinct l’affrontement dans la pénombre agglomérée. Il avance courbé, sur la défensive, franchit une porte saccagée, puis tâtonne dans une pièce à l’abandon, où l’obscurité finit par libérer la silhouette fuyante d’un adolescent.

 Il est là.
Comprends-moi bien : le murmure est à peine audible, et le gringalet qui vient de chuchoter n’ajoute rien. Son visage immobile est tourné vers un angle de la pièce, où tu distingues à peine les contours d’une paillasse.
Sur le grabat, un corps anéanti se noie dans l’air glacial.
Imagine toujours : l’homme s’approche, plus tranquillement, sa peur disparaît, balayée par les automatismes. Ses doigts trouvent un poignet décharné, cherchent un œil qui dérape, giflent une joue pâteuse.

 Appelle le SAMU.
C’est ce qu’il dit à voix basse, ce qu’il répète, violemment :

 Appelle le SAMU !
Derrière lui, les ombres s’entortillent, l’humidité pèse de tout son poids. L’adolescent hésite encore.

 Sinon, il va mourir.
Tu parlerais calmement, cette fois, ton calme serait proche de l’indifférence. Tu déplaces le corps, le traînes à même le sol, frappes la poitrine avec le poing, retournes en sentinelle guetter le pouls sur le poignet. La pulpe de ton index accroche les pas assourdis de quelqu’un qui s’éloigne…
Car le gamin a fini par céder, il s’engage maladroitement dans le colimaçon sordide.
C’est la nuit, te dis-je, le versant désolé de la nuit, son ubac. Les yeux de l’homme s’habituent progressivement à l’obscurité. La pièce est nue ou presque. A côté de la paillasse, des mégots se consument au fond d’un verre, un peu plus loin l’aiguille d’un phonographe est clouée sur un disque. En arrière-plan veille une chaise, et une porte sur deux tréteaux doit tenir lieu de table. Les ombres, à grands mouvements pendulaires, estompent et subtilisent les objets…
A tes pieds le corps disloqué aspire bruyamment de longues goulées d’air, puis se rétracte, pour demeurer inerte durant plusieurs secondes. L’homme à cet instant est tenté de partir, de n’être plus concerné. La fatigue l’englue dans son abandon. Il saisit sa sacoche du geste de qui va s’en aller, l’ouvre pourtant machinalement. Une enseigne lumineuse extrait de la rue quelques lueurs dans lesquelles il s’installe pour trouver la nalorphine. Il charge une seringue, tâte au creux du bras, injecte prudemment le produit. Les pulsations, au poignet, hoquètent leurs signaux de machine déréglée.
Tu sais bien qu’il ne reste plus qu’à attendre. Le visage intoxiqué s’est immobilisé dans un reflet qui ne lui donne pas plus de vingt ans.

 Puisque tu veux mourir…
Ferme les yeux : ta voix a résonné dans le vide de la pièce misérable, a ricoché d’un mur à l’autre avec un timbre étrange, un écho furtif qui gomme l’absurdité de ta phrase.
Alors tu écoutes le silence. Il te semble que la respiration devient moins anarchique, le pouls moins filant…
Maintenant l’homme se lève, marche sur le parquet qui se brise lentement, avec de ces précautions qu’on retrouve dans les chambres mortuaires. L’unique fenêtre plonge dans la rue recroquevillée sous la nuit, où les vieilles bâtisses encrassées pompent les halos de l’enseigne. Il attend l’ambulance, la flamme bleue du gyrophare, redoute le tapage de la sirène. Il allume une cigarette dont l’âpreté devrait submerger le clapot fade du dégoût. A l’angle de la rue, dans sa voiture, clignote la minuscule ampoule du radio-téléphone. L’homme manipule en vain dans sa poche le récepteur, puis se résigne à laisser l’ampoule s’éteindre et la sonnerie voltiger comme une étincelle à travers la ville à la recherche d’une autre proie…
Imagine : dans ton dos, les ombres se déplissent, défont leur écheveau. Le corps derrière toi s’anime de reptations amputées, la mort se retire avec une tortueuse délicatesse.
Tends l’oreille : le silence culmine un instant, puis se heurte à des mots clandestins :

 Qu’est-ce que vous foutez là ?
Des mots de contrebande :

 File-moi un clop…
l’homme s’avance sans rien dire, tend sa cigarette à la main surgie du noir. Ensuite il range méthodiquement la trousse de médicaments, boucle sa sacoche et avance à tâtons vers la porte, en écartant du bras les ombres chauves-souris, en piétinant la fatigue. L’escalier le reprend dans une valse glacée jusqu’à la rue.
A quelques mètres, l’adolescent grelotte dans le renforcement d’un porche :

 Et le SAMU ?, demande l’homme.
L’autre baisse les yeux qui se noient dans la pierre.
Deux heures encore, avant le jour. Remonte le col de ton manteau, retourne à pas rapides vers ta voiture.

Lettre anonyme
Le Matricule des Anges n°6 , décembre 1994.