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Être gay en Russie
Lmda N°251 Écrit en français, Espèces dangereuses est l’évocation d’une parenthèse qui n’a pas duré : quelques années où l’on a cru que la liberté sexuelle était possible à Moscou. Il ne faut pas se mentir : ça serre le cœur de lire ce roman bourré de sincérité, qui transpire l’expérience personnelle par tous les pores, entre chaque mot. Soit un jeune homme, en Russie. Sergueï Shikalov, né en 1986, raconte ses années 2000, pendant lesquelles les gays russes ont cru à une possibilité de liberté. Hélas… Le triste dictateur, qui a annexé la Crimée en 2014 et envahi...
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Domaine étranger Les dépossédés d'Élias Khoury Dans un puissant roman d’apprentissage, l’écrivain libanais explore ce paradoxe douloureux : être exilé dans son propre pays. Nous ne connaissons que quelques bribes des histoires racontées, chaque histoire porte en elle des secrets et comporte de multiples facettes et, malgré de nombreuses tentatives, les romanciers demeurent incapables de la raconter de manière exhaustive ». Nul doute qu’Élias Khoury partage ce diagnostic, qu’il attribue à son narrateur, mais ce n’est pas là un constat d’échec, plutôt un défi à relever. Il lui faut donc près de 400 pages pour...
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Domaine français Perle des Antilles ? En exil dans son propre pays, Gary Victor témoigne, en Buster Keaton créole, sa solidarité au roman pour dénoncer et résister à l’effroi. Pays maudit rime avec Haïti. Après les colonisations, la flibuste, l’esclavage, les dictatures, la corruption, les séismes, les épidémies, la Première République noire est aujourd’hui un État à la dérive, gangrené par les gangs qui s’y affrontent. « C’est un pays failli. La réalité déborde dans la fiction. Et en pays failli, on se bat pour survivre. Car il n’y a plus les uns et les autres, nous sommes dans le même effondrement empuanti »,...
Chronique
En grande surface
En grande surface
par Pierre Mondot
I want Ubac
Au mois de novembre dernier, un sénateur issu du centre décomplexé verse en catimini quelques grammes d’ecstasy dans la coupe de champagne d’une amie députée avec l’espoir qu’elle se mélange les chambres. La manœuvre échoue et la dame porte plainte. Afin de justifier le geste de son client, l’avocat propose une circonstance atténuante : la veille des faits, son vieux chat venait de mourir. Presque la réponse d’Agnès à Arnolphe dans L’École des femmes. Pour le même effet : hilarité générale.
Le pays n’est pas prêt à considérer le deuil des animaux de compagnie. Le chien trépasse et la...
Le Matricule des Anges n°250
un auteur
Mireille Gagné
Chronique
Traduction
Traduction
Anatole Pons-Reumaux*
Les Fils de Shifty, de Chris Offutt
Sept mille kilomètres séparent la province de Coni du comté de Rowan. Pourtant, les langhe italiennes et les Appalaches du Kentucky partagent une langue commune : le silence. De Cesare Pavese à Chris Offutt, la littérature des collines, à l’abri de la rumeur du monde, a peut-être ceci d’universel qu’elle s’écrit dans une grammaire concise à l’extrême, rétive au mot de trop. Chez les « gens des collines » – titre du premier opus de la saga Mick Hardin dont Les Fils de Shifty est la suite – on converse de préférence en se passant de mots. Mick, militaire au repos dans son pays natal, ne...
Le Matricule des Anges n°249
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Domaine étranger Au fin fond des bois Là où la terre se fond dans les eaux, écoutons la voix des Filles du chasseur d’ours s’élever, hurler, maudire, dans un roman sauvage. On y rencontre une forêt, l’ombre de l’ours, une chaumière abandonnée, sept filles à l’allure et au parfum d’ogresse, des trésors enterrés, une ville sous la neige, une narratrice comme une bonne fée. Et pourtant, Les Filles du chasseur d’ours n’a du conte que l’apparence, et tient les fées, bonnes ou mauvaises, très à distance. Ne serait-ce que par cette odeur qui se dégage de la troupe agitée des filles sauvageonnes et qui envahit chaque...
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Poésie Hölderlin, un saint de la poésie Il voyait dans la beauté d’un monde hanté par les paysages d’une Grèce idéale, l’effraction sublime du sacré. Entre chant nuptial et souffrance tragique, sa poésie cherche à réconcilier la nuit et la lumière. Lire Hölderlin aujourd’hui n’a rien d’évident. Profitons donc de la reparution d’un choix de Poëmes de Friedrich Hölderlin, dans la version française de Gustave Roud, pour le (re)découvrir et constater combien la manière dont il ordonne son dire, construit son chant et développe, sur un pur mode d’exaltation, une parole souveraine dans sa joie de nommer, mérite le détour. Contemporain de Beethoven et de Bonaparte, Hölderlin, né en Souabe en...
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Poches La grande manœuvre à lunettes La philosophe Simone Weil témoigne de l’usine : sa violence, ses douleurs et ses joies. Un « mystère », et un grand livre. En décembre 1934, la jeune agrégée de philo Simone Weil se fait embaucher dans une usine comme « manœuvre sur la machine ». Pour comprendre et partager les « souffrances des ouvriers ». Dans une lettre d’avril 1935 que cite dans sa préface Thomas Dommange, elle note : « Cette expérience, qui correspond par bien des côtés à ce que j’en attendais, en diffère quand même par un abîme : c’est la réalité, non plus l’imagination ». Elle...
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Théâtre Un opéra tout neuf L’œuvre culte de Bertolt Brecht, nouvellement traduite, bénéficie d’un remarquable travail éditorial. L’Arche, la maison d’édition qui veille historiquement sur les œuvres de Bertolt Brecht, poursuit avec constance et intelligence son travail autour des textes du grand dramaturge allemand. Après avoir publié en romans graphiques Histoires de monsieur Keuner et La Résistible Ascension d’Arturo Ui, elle entreprend cette fois de nous faire redécouvrir son œuvre la plus célèbre, L’opéra de quat’sous à travers une très belle édition critique. En...
Intemporels
par Didier Garcia
Dans la brume
L’écrivain américain Tim O’Brien entraîne le lecteur dans la jungle du Vietnam et dans des fragments d’histoires sans début ni fin.
À l’âge de 22 ans, Tim O’Brien (né en 1946) est enrôlé dans la guerre du Vietnam, de laquelle il revient deux ans plus tard, mais la mémoire encombrée d’images. Vingt et un ans après, il décide de coucher sur le papier ce qu’il a vécu « au pays des fantômes », transformant alors ses souvenirs en histoires. Des histoires de guerre forcément, donc pour la plupart à peine crédibles, mais moins une histoire de guerre est crédible et plus elle paraît vraie, parce que la réalité de la guerre reste toujours incroyable.
Dans ce paradis du mal qu’était alors le Vietnam, il y avait de quoi devenir...
Le Matricule des Anges n°124