Je viens de relire ce que Segalen écrit à Chang-Haï le 3 février 1910. Une fois de plus je mesure son audace et, symétriquement, ma gratitude et l’ampleur de ma dette. Le texte est ramassé, dense, nerveux. Aussi intranquille qu’intrépide. Quelque chose s’y dit et s’y cherche se disant. D’où le crépitement d’interrogations, l’accumulation de constats, d’objections, d’énoncés lapidaires tenant lieu de maximes. Quant au titre, Segalen le risque sans fausse honte, Sur une forme nouvelle du roman ou un nouveau contenu de l’essai, afin de notifier qu’il entend se mesurer aux attendus d’une ambition cruciale.
La première fois, je me souviens, m’avait frappé d’emblée ce ton, lequel faisait écho à un je-ne-sais-quoi de la Méditation seconde de Descartes. Une même résolution, une même obstination. Celles de qui veut, à force de soupçon et de questionnement, mettre au jour une certitude, serait-ce par provision, histoire d’orienter la pensée, de fortifier l’action. Et là, Segalen n’y va pas par quatre chemins. Il affirme tout bonnement vouloir s’« affranchir de cette fatalité, de cette habitude, de cette superstition, de cet usage, de cette paresse » dont l’effet consiste moins à empêcher qu’à préempter sous des modes convenus la singularité de ce qui cherche à s’écrire. Que faire alors, sinon trouver sans délai une Forme nouvelle ? Car, ajoute-t-il dans la foulée, « j’étouffe dans le Roman ». Je me souviens aussi que des années plus tard, une poignée d’écrivains – Claude Ollier notamment –, constatant à leur tour l’inanité du « romanesque », pensèrent des choses semblables.
Si cette quête d’une Forme m’avait à ce point touché, c’est parce qu’enveloppant un souci littéraire, elle traduisait aussi l’expression d’un désir autrement élargi, celui d’une émancipation. Désir que Segalen ira jusqu’à penser transi de « pureté, d’intensité, donc de différenciation », avec la conviction que tout acte d’écrire ne peut valoir qu’à proportion de l’invention d’une forme. Autrement dit de l’actualisation, au motif de l’irruption du nouveau, d’une puissance inédite de la langue. Quelle leçon !
J’ai toujours lu ce texte de 1910 comme s’il était l’annonciateur de l’un des plus saisissants que Segalen rédigerait, à Brest cette fois, cinq ans après : Essai sur soi-même. Un livre mince – dans la sobre édition de Fata Morgana en 1986 – dont l’incipit n’aura depuis cessé de me donner à penser : « Je naquis. Le reste en découle ». Qu’implique donc l’insistance de ce « reste » ? Renvoie-t-elle à ce qu’on nomme « biographie » ? Pas du tout. Ce « reste », précise Segalen, se soutient au contraire « d’une série répétée de naissances, de constatations, de reconnaissances ». Décidément, anticipant la belle idée de « naissance continuée » chère à Merleau-Ponty, la leçon se poursuivait. Elle suggérait à présent qu’écrire, conformément à l’énigme du devenir, revenait en somme à se montrer fidèle à l’altérité de ce qui advient. Si bien qu’entre la recherche de la...
Dossier
Victor Segalen
Naître, infiniment
mars 2021 | Le Matricule des Anges n°221
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