Je me sens lié à Segalen par de multiples fibres. Son nom résonne en moi parce qu’en breton il peut se traduire par grain de seigle. Des lieux : le collège de Lesneven où je fus élève pendant sept longues années. Il y régnait une discipline de fer. Je le compare souvent à un collège anglais du XVIIIe siècle. Victor Segalen y est resté seulement trois mois, adolescent. Ce fut une de ses expériences les plus terribles : « Jamais je n’ai été plus malheureux. » Brest où j’ai passé, étudiant, ma jeunesse. La forêt de Huelgoat, ce chaos de rochers comme une sorte de paysage chinois, où je vais très souvent depuis des années. Sa tombe au cimetière de Huelgoat où, il y a plus de quarante ans, j’ai fait un pèlerinage. Un jeune chêne vert y poussait près de la dalle de granit.
Me relient bien sûr à Segalen le Voyage, l’envie de m’évader, le goût de l’orient et des civilisations anciennes. Les stèles, les menhirs (« pierres longues »), les tombeaux, mais aussi en ce qui me concerne les mâts totémiques d’Haida Gwaii ou d’Alaska, et le mont Kôya, l’île de Hokkaidô au Japon. Le fait de voyager est une manière de plonger au plus profond de soi. C’est ce que j’ai éprouvé au cours de mes voyages, « la perception immédiate d’une incompréhensible éternité ». Son œuvre habillée de cuir rouge doré à l’or fin résonne dans toute sa force, toute son ampleur. Relisons Briques et tuiles, Equipée, René Leys ou Peintures alors que les voyages sont « interdits » et les musées fermés.
Lorsque j’avais 30 ans je le sentais parfois comme un double léger vivant à mes côtés. Un double un peu fantomatique, une présence inquiète. Ainsi un de mes premiers poèmes publié en mars 1981 in memoriam dans le numéro 15 d’Obsidiane : « Le jour est devant moi maintenant/Comme la marche du cavalier Han/Sur le cheval suant le sang de Ferghana/Dans la distance transparente de l’air. » J’aime cette photo où l’on voit Segalen sur un petit cheval comme un cavalier Han. Le raffinement de son écriture est peut-être comme une armure face aux malheurs du monde, aux malheurs de la guerre, d’un nouveau siècle qui commençait et basculait dans la destruction. Je partage cette fascination pour les fins, la fin du dernier empereur de la dynastie Qing, Pou-Yi, la fin du monde maori, la fin d’un monde… d’une civilisation bretonne en train de disparaître. Segalen entre dans une grande crise spirituelle à la fin de sa vie, juste après la guerre de 14-18. Regret qu’il n’ait pu écrire son projet de récit sur la Bretagne. De nombreux textes sont restés inachevés : phrases suspendues, en lambeaux parfois qu’on peut relier, en suspens, en devenir, comme le pas suspendu au-dessus du vide. Victor Segalen reste pour moi une figure tutélaire, un Allié qui m’accompagne, me montre une direction, une hauteur, une élégance, un mouvement… « Car il y a peut-être, du voyageur au spectacle, un autre choc en retour dont vibre ce qu’il voit. » (Essai sur l’exotisme).
Jean-Claude Caër
JbrJ...
Dossier
Victor Segalen
« Sentir le Divers »
mars 2021 | Le Matricule des Anges n°221
Un auteur