Tout semblait bien organisé quand, après la chute du mur de Berlin, se préparait la fusion des deux États allemands. Les autorités avaient élaboré un épais « traité d’unification » dont l’article 35 était consacré à la protection de la « substance culturelle » de l’Allemagne de l’Est. En outre, une nouvelle institution était créée, la Treuhand. Cet office pour la gestion fiduciaire de la propriété populaire fut chargé, entre 1990 et 1994, de la privatisation de l’économie est-allemande. Presque vingt ans plus tard, il faut pourtant constater qu’une importante partie de la substance culturelle est-allemande a discrètement disparu. La crise que traverse actuellement la prestigieuse maison d’édition Aufbau, le « Suhrkamp de l’est », en est le symbole.
L’histoire commence en 1991, quand la Treuhand vend le groupe Aufbau pour la somme de 1 million de DM à l’homme d’affaires de Francfort Bernd F. Lunkewitz. Trois ans plus tard, Lunkewitz découvre dans les archives que la vente est illicite, le véritable propriétaire n’ayant pas été le Parti socialiste unifié (SED) mais l’Union pour la culture - une organisation culturelle de masse lancée après la guerre par l’administration militaire soviétique. Lunkewitz achète donc Aufbau une seconde fois et essaie dès lors de récupérer son argent. Mais bien que la Cour fédérale de justice lui donne raison, le ministère des finances, en tant que légataire de la Treuhand, refuse jusqu’alors de payer. En mai dernier, Lunkewitz annonce qu’il cessera ses investissements, obligeant Aufbau à déposer le bilan.
Le choc est profond dans le monde culturel. Car avec Aufbau disparaîtrait la dernière des grandes maisons d’édition est-allemandes. Fondée à Berlin en 1945 dans le but de « construire une nouvelle société », elle est l’éditeur des écrivains exilés tels que Anna Seghers et Nelly Sachs, l’éditeur de Bertolt Brecht et de Victor Klemperer, celui de Werner Bräunig, Brigitte Reimann et Christa Wolf, bref, une enseigne de la culture est-allemande, qui - avec à son catalogue Tanja Dückers, Gabriele Wohmann et Hansjörg Schertenleib, ou encore les auteurs de best-sellers internationaux comme Fred Vargas et François Vallejo - semblait aussi avoir un avenir.
Mais l’enseigne est devenue l’emblème d’une politique d’abandon. Il ne s’agit que du dernier et peut-être plus amer exemple de « la politique manquée de la Treuhand », affirme l’éditeur Christoph Links. Ce dernier vient de soutenir sa thèse sur la « réorganisation du paysage éditorial est-allemand dans le processus de la réunification allemande » et joue le rôle de protagoniste principal dans le débat actuel. Le cas de Aufbau, dit-il, révèle les erreurs commises au cours de la fusion économique des deux États. Spécialement après l’assassinat en 1991 du chef de la Treuhand, Detlev Karsten Rohwedder - lequel n’a toujours pas été totalement élucidé (officiellement il s’agirait du dernier assassinat politique de la Fraction armée rouge, mais le contenu de la lettre de revendication sème le doute et nourrit les spéculations…). Le seul intérêt de la Treuhand aurait été de vendre aussi rapidement que possible, souvent pour une somme symbolique. Le temps pressait et le personnel était rare. Au début, une seule personne s’occupait du domaine éditorial, un ancien ingénieur BTP. Devant les protestations on lui accorda deux assistants à temps partiel. Pas surprenant qu’on n’aît pas éclairci les situations juridiques souvent assez compliquées, qu’on n’aît pas vérifié si les acquéreurs étaient sérieux. Des maisons d’édition pouvaient tomber dans le giron de sociétés douteuses qui encaissaient les crédits d’État avant de décamper à l’étranger, raconte Christoph Links.
Les repreneurs étaient aussi pour la plupart des concurrents directs issus de l’ex-RFA, davantage soucieux d’intégrer les droits et licences dans leurs catalogues que d’assurer la survie des entreprises acquises. Une seule fois un éditeur de l’étranger l’emporta. Gallimard, par exemple, qui s’intéressait à l’éditeur de livres pour enfants Kinderbuchverlag Berlin n’aurait eu droit qu’à un entretien d’une demi-heure…
Ainsi, l’est de l’Allemagne perdait sa production et devenait pur territoire de vente, une évolution que l’on peut observer dans tous les domaines de l’économie - si bien qu’on parle déjà du Mezzogiorno allemand : une population en constante diminution et une activité en plein déclin avec quelques exceptions lumineuses tel que le Silicon Saxony. Les résultats sont éloquents. Des 78 éditeurs de l’ex-RDA il n’existe aujourd’hui plus que 12 éditeurs vraiment autonomes (9 si le groupe Aufbau devrait disparaître). Tandis que le nombre de librairies à l’est a bondi de 20%, la production de livres ne constitue plus que 2,2% (11,7% si l’on inclut Berlin) du total de la production allemande. 90% des postes de travail ont disparu.
Pour le groupe Aufbau, en revanche, tout n’est pas encore perdu. Un nouvel investisseur devra se manifester avant début septembre. Peut-être Gallimard retentera-t-il sa chance ?
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La crise du dernier grand éditeur est-allemand, Aufbau, suscite un débat sur la politique de liquidation après 1990.
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