Depuis vingt-deux ans, Jacques Roubaud ne cesse d’arpenter les espaces de la mémoire, en en balisant ses parcours, explorant les images et les lieux. Certains se laissent facilement visiter, d’autres, endeuillés, sont plus rebelles à se laisser inscrire. Dans l’esprit aussi, l’espace et le temps sont parfois intimement corrélés. Dix ans séparent Impératif catégorique de Mathématique :, deux parties d’une même branche de la construction roubaldienne. La première débutait en 1954-55 pour s’achever sur les premières expériences du soldat Roubaud, missionné pour cause de guerre d’Algérie au fond du Sahara. Impératif catégorique commence quelques mois avant son appel sous les drapeaux, dans ce mouvement de mémoire semblable à une vague à marée montante, qui consiste à remonter un peu plus loin que là où on a laissé un souvenir. Le procédé a aussi l’avantage de nous permettre de nous rappeler, lecteurs, les épisodes précédents. Mais Impératif catégorique n’est pas seulement un prolongement du récit. Comme chacune des branches de ce cycle ouvert, il contribue à assembler les éléments fertiles des équations de la mémoire mises au service de l’élucidation de son Projet.
Exhortation à ne pas renoncer face aux désastres, il en est aussi une branche douloureuse. En 1961, le suicide de son jeune frère produit « l’effet (…d’) une sorte de bombe atomique ». Le soir même, il écrit un poème : « te voilà proche du temps/ bientôt tu auras du temps plein les mains. » et fixe le souvenir : « Par le poème, je n’effacerais jamais cette vision de ma mémoire. Je la possède toujours, après quarante-trois ans. Je vois mon frère mort, là, quand je veux. Souvent même quand je ne le désire pas : dans la nuit, dans la rue, à peu près n’importe où. » L’événement intervient alors qu’il se remet à peine d’une hospitalisation pour « grève de la faim clandestine », sa façon de résister au sein du contingent à la guerre d’Algérie.
Avec sa verve habituelle, alternant les passages graves et les excursions en territoires du jeu - l’interlude désopilant sur le « Docteur Lacan, Coyote » survient au cœur même de la plongée dans les ténèbres - Jacques Roubaud pose une à une les pierres de son édifice.
Par la conjugaison au quotidien d’un impératif : « fais des catégories ! » (mathématiques), né de la rencontre définitive avec le « style esthétique et éthique » transmis par Jean Bénabou, se profilent les conditions d’une démarche de survie autant que de création. Dans le même temps, l’écriture poétique est ensemencée. Bourbaki et sa rigueur formelle avait ouvert la voie. Mais « c’est seulement dans la fréquentation du « monde possible de langue » qu’est le dialecte catégorique que j’ai eu, enfin le sentiment de saisir quelque chose de neuf, de vaste et de profond. » Un quelque chose qui lui fournit l’alternative qu’il cherchait. Il se cessera d’explorer cette dimension, infatigablement.
En offrant la genèse d’une alchimie en route, et dont il ignore encore à...
Dossier
Jacques Roubaud
Équations de la mémoire
février 2008 | Le Matricule des Anges n°90
| par
Lucie Clair
La seconde partie de la 3e branche roubaldienne, « Impératif catégorique », revient sur les moments où se définissent les conditions d’une rencontre fondatrice de sa démarche.
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