John Berger, un pèlerin au combat
En ce début d’année, le petit village de Quincy paraît avoir été frappé de torpeur par le froid de l’hiver. Les quelques maisons en enfilade semblent désertées. Il se dégage une atmosphère fantastique On s’étonne presque, comme dans le Pedro Paramo de Juan Rulfo ou le Dead man de Jarmush, de ne pas croiser en chemin quelques personnages défunts des livres de John Berger. Le visage édenté de Lucie Cabrol va peut-être apparaître à l’angle de la rue, le saxophone de Félix Berthier, figure éminente de la fanfare, se faire entendre. En couvrant les quelques mètres qui nous séparent de sa demeure, on a d’ailleurs du mal à s’imaginer que ce minuscule « timbre-poste » de Haute-Savoie abrite depuis plus de trente ans celui que les Anglais considèrent comme l’un de leurs plus grands penseurs du XXe siècle (juste devant Churchill. Comme quoi l’ordre alphabétique peut avoir du bon).
Que John Berger soit salué un peu partout dans le monde, que des hommages appuyés lui soient rendus en Angleterre, en Italie ou en Palestine, que son œuvre soit étudiée en Allemagne ou au Canada, et que la France, sa terre d’adoption, continue tranquillement de l’ignorer, relève d’ailleurs du mystère abyssal. On peut y voir plusieurs raisons. Berger a sans doute pâti de la réception de ses livres dans les années 70. Être publié par Maspero, au temps de la grande époque, revenait souvent à être « catalogué » : figure mythique pour les uns (et comme on le sait, les mythes sont rarement lus), responsable d’une partie des maux de la terre pour les autres (donc avec une faible chance d’être lu). Surtout quand on est précédé d’une réputation sulfureuse. Berger ne venait-il pas de faire un bras d’honneur à l’intelligentsia britannique et de porter atteinte à l’honneur du royaume ?
Ensuite, cet homme qui intervient sur la scène artistique, littéraire et politique depuis une cinquantaine d’années, cette plume avisée d’El Païs et du Monde diplomatique est un personnage discret, à l’écart des modes et des jeux de pouvoir. Romancier, essayiste, peintre, poète, journaliste, critique d’art, scénariste, il refuse de se laisser enfermer dans une seule catégorie et semble prendre un malin plaisir à ne jamais être là où le lecteur l’attend. Infatigable, il parcourt le monde au guidon de sa moto pour mieux l’appréhender et l’interroger avec une rigueur intellectuelle toute britannique. Comme le soulignait Susan Sontag, « John Berger parle de ce qui est important et non de ce qui est intéressant. Il est sans pareil dans le monde littéraire ; depuis Lawrence, aucun écrivain n’a su allier une telle attention au monde sensuel et une telle écoute aux impératifs de la conscience. Moins poète que Lawrence, John Berger est plus intelligent, d’une intelligence citoyenne et noble. C’est un artiste et un penseur extraordinaire. »
Bien qu’engagé, Berger n’est en aucun point quelqu’un de nostalgique, accroché aux souvenirs des luttes passées. C’est un artiste et un penseur profondément...