Cet opéra composé par Hans Krasa (Prague 1879, Auschwitz 1944) et le dramaturge Adolf Hoffmeister pour le livret fut joué à maintes reprises par les enfants et les femmes déportés dans le camp de concentration de Terezin. Il est devenu l’emblème d’un espoir de victoire du Bien sur le Mal.
Avec cette adaptation écourtée de Tony Kushner (et remarquablement traduite par Agnès Desarthe qui a su préserver la musicalité du texte), le jeune lecteur français peut enfin lire l’histoire d’Aninku et de Pepicek. Partis chercher du lait pour leur mère malade, la sœur et le frère vont devoir affronter un parcours semé d’embûches dont le terrible Brundibar sera le point d’orgue.
Maurice Sendak, aux pinceaux, donne toute sa dimension tragique à Brundibar. L’illustrateur américain réussit un tour de force en nous donnant à voir l’innommable. Dans cet album haut en couleur, sa représentation du monde y est déformée, glauque. Les méchants ont des visages difformes. Leurs yeux globuleux révèlent un regard inquiétant, hagard, à la limite de la folie qu’ils peinent, imagine-t-on, à contenir.
Ainsi en est-il de Brundibar, le méchant de l’histoire, affublé d’une moustache, de grands yeux bleus, chantant une horrible chanson sur la place publique, tournant avec une régularité de métronome son orgue de barbarie… Toute ressemblance ou similitude avec une personne ayant existé est purement volontaire.
Et Maurice Sendak de truffer ses illustrations d’indices. Des références sont faites aux contes d’avertissement (la sorcière d’Hansel et Gretel), à l’Histoire (les camps de concentration et l’extermination des Juifs, Guillaume II grimé en singe…), aux personnages de ses précédents albums (le boulanger de Cuisine de nuit, la terrifiante allégorie du four crématoire)…
Les images sont denses, débordantes, dégoulinantes, dégoûtantes, effrayantes jusque dans les messages subliminaux qu’elles suggèrent par ailleurs. Par exemple, la forme des ailes déployées des trois corbeaux, oiseaux de malheur, perchés au-dessus des fenêtres œil-de-bœuf évoquent indubitablement la croix gammée coiffée de l’aigle.
Parfois l’évocation de l’horreur se passe de commentaires. L’unique illustration sans texte, couchée sur une double page, la plus sombre de l’album sans doute, en est l’éloquence même. Maurice Sendak y emploie la représentation symbolique (pleine lune, crépuscule, eaux dormantes, maison en ruine en arrière-plan), pour signifier la désolation et la mort. Des mères pleurent leurs jeunes enfants emportés par des corbeaux, toujours ces oiseaux de mauvais augure, s’élevant dans des volutes de fumée grise.
Les illustrations de cet album sont de véritables électrochocs dans ce qu’elles suggèrent et dans ce qu’elles interrogent de la part de responsabilité de chacun des personnages de cette histoire. Les badauds, la foule, tous sont impliqués. « Monsieur et Madame Tout-le-Monde » avec leur sourire plaqué sur leur visage bienheureux, des nantis à l’allure altière promenant leur suffisance tous billets visibles, un couple d’amoureux se bécotant, étoile jaune en brassard… Tous inconscients, tous imprudents et personne ne semble imaginer ce qui se passe dans le camp de Terezin, où se commet un crime contre l’humanité.
Si bienheureusement les enfants finissent par rallier la foule à leur cause et à défier Brundibar, c’est pourtant lui qui aura le dernier mot dans un message qui clôt ce livre : « Ils pensent qu’ils ont gagné la bataille, mais je reviendrai vaille que vaille ! » Brundibar est un album indispensable, une sévère mise en garde qui souligne que le Mal est un virus indéracinable et mutant.
Malika Person
Brundibar
Tony Kushner/Maurice Sendak
L’École des loisirs, 64 pages, 19,50 €
Jeunesse L’ogre de barbarie
octobre 2005 | Le Matricule des Anges n°67
| par
Malika Person
En illustrant l’adaptation de l’opéra « Brundibar », Maurice Sendak poursuit son travail d’exorciseur et de résistance contre les racines du Mal.
Un livre
L’ogre de barbarie
Par
Malika Person
Le Matricule des Anges n°67
, octobre 2005.