Je voudrais écrire sur un grand fléau. Comme sur ces insidieux amendements bricolés à la chaîne au jour le jour, dans le seul but d’éradiquer tout ce qui dépasse, diverge, menace d’un tant soit peu échapper au seul et unique modèle admis, à savoir l’universelle lourdeur légale vaine, à quoi il n’y a pas d’alternative, combien de fois faudra-t-il nous le dire ? Écrire donc là-dessus, mais le temps me manque, et la disponibilité d’esprit. Sans cesse empêché que je suis par de petits tracas. Mais peut-être que, finalement, suffirait-il de parler de ces tracas. Que peut-être après tout ils sont, à leur façon, des illustrations représentatives de ce grand fléau sur lequel je voudrais écrire. Les grandes choses se retrouvent dans les petites, hélas. Et vice-versa, fatalement.
Par exemple parler de mon amie Aurore C., qui ne conduit pas et veut que je l’emmène refaire ses photomatons pour sa carte d’identité parce que dessus elle n’a pas pu s’empêcher de sourire et qu’il est interdit de sourire sur sa carte d’identité. Elle me dit ça, et moi qui suis un peu plus vieux qu’elle, je me souviens du temps pas si lointain où c’étaient les coupables à qui on interdisait de sourire sur leurs photos judiciaires, afin que la police puisse mieux les reconnaître lors des récidives. Aujourd’hui, nous voilà tous coupables.
Et puis je pourrais parler de cette autre amie, Julie S., ex-collègue du temps des marchés, qui vient m’emprunter un jean plus présentable que le sien pour ne pas trop se faire repérer dans les rues où sont traqués les SDF. Parler de ces villes coquettes où, face à la débâcle de certaines filles, les autorités ont pour unique solution l’application d’un hygiénisme maniaque, ces villes obsédées par le propre, l’ordre, la sécurité, la tranquillité. Dans quoi celle qui ne fonctionne plus fait figure de rebut, de résidu qu’il convient de ramasser de force pour l’ôter du milieu, le ranger, parce qu’il dérange. Et même s’il est vrai que la copine ne fait pas d’efforts démesurés pour se réinsérer, quand bien même, pourquoi ne vient-il jamais à l’idée de personne qu’il faudrait peut-être un peu lui en redonner l’envie, à la copine, et quelques raisons de se remettre à fonctionner.
Et puis dire mon voisin, qui s’est pointé pour me coller sous le nez son devis, pour la palissade qu’il veut faire changer sur le chemin qui nous est commun. Son air interloqué quand je lui ai dit qu’avoir une nouvelle palissade sur mon chemin n’était pas, pour moi, dans cette vie, une priorité. Que, sans m’étendre sur les raisons qui m’avaient amené à cette prise de conscience, je pouvais quand même lui dire mon impression que mon temps était précieux. De même que mon argent, dont j’avais suffisamment pour tenir le coup, pour pouvoir écrire, me déplacer au besoin, et parfois dépanner quelque amie, mais sans plus. Et si m’arrivait d’avoir plus, j’en aurai toujours des tas d’emplois plus urgents que de me soucier de l’aspect de la palissade. Je lui ai dit que je pressentais que, au terme de cette vie, je serais accablé de ne pas avoir pu achever certains textes tandis que je pourrai supporter d’avoir laissé la vieille palissade. Je lui ai demandé de me laisser en dehors de ça, je ne le mêlais pas à mes lubies, qu’il ne me mêle pas aux siennes. J’ai ajouté que quitte à en faire à une tête, j’aimais autant que ce soit à la mienne. Il est parti furieux, en me traitant de Gitan. Comme si c’était la question.
Et puis il y a les factures, qui sans cesse augmentent. Mais là c’est en partie de ma faute, puisque je n’ai pas su assez me tenir à l’écart de tous ces ustensiles qui font le soi-disant confort, et qui ne sont en fait conçus que dans le but d’être source de problèmes constants, qui ont pour seul et unique dessein d’empêcher leur malheureux propriétaire de pouvoir se mettre à écrire comme il le voudrait sur les grands sujets. Sinon, comment expliquer que rien ne marche jamais longtemps, que tout, au fil des mois, consomme de plus en plus d’électricité et d’eau, obligeant leur malheureux propriétaire à accepter de participer à des débats et autres colloques débilitants qui l’empêchent toujours davantage de vraiment réfléchir.
Mais je compte prendre sous peu la résolution de tout débrancher, ne plus bouger d’ici, ne plus faire qu’écrire et advienne que pourra. De toute façon, le sens de la dérision dont je suis de plus en plus atteint ne facilite pas le dialogue avec les gens, pas au niveau qu’ils voudraient en tout cas. Il n’y a pas si longtemps, la peur me tenait éveillé tard dans la nuit, collé à ma table de travail. Mais la peur me quitte, ou m’endort. Pour vivre, je n’ai jamais su qu’exploiter ma peur. Me voilà dans de beaux draps. Personne ne s’en est encore trop rendu compte, on m’invite encore aux débats, j’accepte, je prends les chèques. D’ici je vois les chèques sur ma table. Il faudrait que j’aille jusqu’à la poste couvrir mon compte. Savoir où en est mon compte. Un point pour moi : l’ascétisme convient à ma nature profonde.
Des plans sur la moquette Ne souriez pas vous êtes filmé
février 2005 | Le Matricule des Anges n°60
| par
Jacques Serena
Ne souriez pas vous êtes filmé
Par
Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°60
, février 2005.