La fin des haricots. On les équeute. On les plonge dans l’eau municipale bouillante salée. On les observe en rangs serrés verticaux dans un bocal fermé. Et voilà. J’ai fait ma petite révolution. C’était pourtant pas bien compliqué : il suffisait d’y penser (é, rime pauvre). En tant que femme (seins), j’ai la capacité décuplée de vous parler de corps (mon), de détails de corps (mon), de détails de toute chose référente à la vie (bio) dans une écriture spécifique. Première révolution.
À ceux qui pointent ! (champagne)
En tant qu’issue de classe modeste ayant traversé les Glorieuses (objet historique et non sexuel, note), ayant assisté enfant vingt ans durant à l’accumulation d’économies prélevées sur petits salaires afin de parvenir à l’obtention de quatre murs patiemment restaurés puis achevés d’un toit, de manière à circonvenir approximativement l’idée de ce qu’adultes ont d’une maison : mon Rêve, mon Paradis, la Retraite, le Vert Clos, Yvette, Ouf, etc., je possède la faculté pour ainsi dire multipliée de rendre indirectement accessible par le biais de signes minuscules noirs sur surface blanche ou blanchâtre aux personnes non issues de classes modestes et hypermodestes les activités et pensées quotidiennes de personnes issues des dites classes, comme si vous y étiez. Deuxième révolution.
À ceux qui pointent ! (champagne)
En tant qu’en droite ligne provenant de collectifs poétiques extrémistes, pratiquant en conséquence la lecture publique sans verre d’eau, sans accompagnement à la flûte traversière, sans comédien de théâtre bénévole, sans tremblotis dans la voix, sans anecdotes intimes concernant ma grand-mère ou mon petit chat, j’ai la propriété singulière de pouvoir rester debout plus de quinze minutes d’affilée devant une assemblée, abondante ou clairsemée, de personnes excessivement concernées par, ou totalement indifférentes à, l’état de la poésie contemporaine et des genres concomitants.
À ceux qui pointent ! (champagne)
Maintenant, je vais vous raconter une anecdote. Il y a trente ans, j’habitais une ville de la petite couronne la petite couronne, pour les Parisiens et les Provinciaux, c’est le pourtour de la capitale. Avec l’institutrice, en CM2, nous avions beaucoup parlé de Résistance, et assez peu de collaboration, mais c’est au collège que commença véritablement mon éducation politique. Nous comprîmes alors des choses simples : qu’il y avait des riches, des pauvres, quelques ni riches ni pauvres, que les richesses étaient inégalement réparties, et qu’il y avait réellement, à la fois loin et tout prêt de nous, des enfants en trois dimensions qui dormaient mal parce qu’ils avaient faim. C’était notre professeur de mathématiques qui nous apprenait ça. Évidemment, on faisait peu de mathématiques, mais je ne me souviens pas qu’il y ait eu des plaintes, ni qu’elles aient été suffisantes pour le dissuader de continuer à nous enseigner ce qui nous transformait peu à peu en êtres conscients.
À la fin de la troisième, mes parents déménagèrent dans la ville voisine, qui appartenait, elle, par le découpage départemental, à la grande couronne. Je découvris une classe de seconde où le prof de maths ne changeait jamais de chaussettes, assassinait les élèves à coups d’exercices, et enseignait à cent à l’heure pour dégager les meilleurs et contraindre les autres à prendre sous sa houlette des cours particuliers de manière à arrondir ses fins de mois. Je découvris que les élèves bossaient et se taisaient. J’étais entrée dans les années quatre-vingt.
La fin des haricots ?
Allons, allons. Je peux mettre un tee-shirt Che Guevarra. Je peux chanter une chanson dans une manifestation. Je peux applaudir fort aux dernières répliques de l’actrice mise en scène par un jeune contestataire allemand : Ich bin keine Puppe Barbie ! s’exclame-t-elle. Ah oui, ich bin nicht une poupée Barbie. Je peux signer une pétition. Je peux acheter mes livres dans une petite librairie sympathique. Je peux manger des œufs biologiques achetés dans un magasin diététique. Comme j’écris, je peux publier des phrases méchantes contre Nicolas Sarkozy, qui est très célèbre, et être défendue par un avocat spécialisé lui aussi très célèbre (mais quand même moins que Nicolas Sarkozy). Je peux décrire des choses sexuelles interdites, comme de prendre sa femme par le derrière, de le faire à plusieurs, ou de mettre sa langue dans sa bouche à une fille de quatorze ans qui a des gros seins. Je peux officiellement demander au médiateur de la République qu’on mette du Canard WC dans les cellules des prisons françaises afin qu’elles sentent moins mauvais. Je peux donner une pièce jaune à une maman tzigane.
Ben, les enfants, on va bien s’amuser.
Note : Les phrases « À ceux qui pointent ! » et « Ben, les enfants, on va bien s’amuser » sont tirées du film Bof ! Anatomie d’un livreur, de Claude Faraldo (1971).
* Nathalie Quintane, poète et romancière
Nouveau livre paru : Antonia Bellivetti (P.O.L)
La révolution À ceux qui pointent !
septembre 2004 | Le Matricule des Anges n°56
| par
Nathalie Quintane
Claude Faraldo.
À ceux qui pointent !
Par
Nathalie Quintane
Le Matricule des Anges n°56
, septembre 2004.