Quand tout nous avait été retiré, même les
masques, nous écoutions les musiques de Tchuang. Nous avions abouti sur les
dépôts d’ordures ou en prison, nous étions enfouis dans les cendres jusqu’à
l’oubli, et nous énumérions les morts : Maria Schrag, Siegfried Schulz, la
commune Katalina Raspe, le commando Verena Goergens, Infernus Iohannes,
Golpiez, Breughel, la commune Ingrid Schmitz et tant d’autres. Il ne
restait plus, parmi les poètes de la subversion, que des ombres. A
l’extérieur, les maîtres envoyaient leurs chiens fouiller les décombres que
nous avions habités, et ils ordonnaient à leurs clowns de salir odieusement
les paroles que nous avions prononcées au coeur des flammes. C’est dans ces
moments de détresse que nous ressentions le besoin d’entendre un écho de ce
qui avait nourri, autrefois, nos existences. Nous nous regroupions avec
difficulté, en tâtonnant, nous retraversions ensemble les premières
épreuves obscures de l’obscurité, au péril de notre mémoire nous
parcourions cela, des rues poussiéreuses, des ruines, de longs marécages de
suie, et, finalement, nous retrouvions le chemin du local et nous en
poussions la porte. Dans leurs orbites vides, sous leurs paupières ou
par-dessus, quelques survivants facétieux calaient des pierres grisâtres,
des galets arrondis, avec l’idée de théâtraliser ainsi un simulacre
désespéré de courage. En affection grande nous nous prenions la main
jusqu’aux ténèbres, puis nous formions un amas au fond de la cave : en très
affectueuse harmonie. Par intervalles, pour signaler aux autres leur
position, ceux qui avaient des galets les ôtaient de leur logement et les
entrechoquaient, disant : Siegfried Schulz appelle Tchuang, répondez, ou :
Katalina Raspe appelle Tchuang, répondez. Parfois la porte du local
s’ouvrait brusquement, les gonds grinçaient, le panneau cognait contre le
mur. Nous nous taisions. Une torche était promenée ici et là dans le vide
épais, cherchant à débusquer des clandestins ou des écrits interdits. Comme
rien ne nous différenciait des débris, les enquêteurs ne décelaient pas
notre présence, et la porte se refermait. Après une heure ou deux de
vigilance, l’un d’entre nous reprenait, disant : Golpiez appelle Tchuang,
répondez. Alors, au milieu du noir, la musique naissait, très intense, se
jouant des frontières organiques et pénétrant en chacun tantôt depuis
l’intérieur du local, tantôt depuis le refuge de nos crânes. Nous
murmurions une poignée de phrases terribles, jadis émises par les moines de
l’automne et par les dissidents, nous chuchotions des chants d’angoisse de
la commune Ingrid Schmitz, puis nous nous recroquevillions plus
solidairement encore en nos enveloppes. *La musique de Tchuang prêtait son
architecture à nos formes, la musique de Tchuang recomposait ce qui de nous
avait été détruit et souillé, nos enfances disloquées et souillées, les
songes que les animaux des maîtres ou les clowns officiels des maîtres
avaient distordus et souillés. Au fil des rythmes, plus...
Dossier
Antoine Volodine
Voix d’os (inédit)
juillet 1997 | Le Matricule des Anges n°20
Murmurat inédit en 777 mots