J’ai vécu entouré de très belles bibliothèques. Mon arrière-grand-père, qui enseignait la littérature anglaise à la Sorbonne, collectionnait les éditions princeps du XIXe siècle et avait fait relier tous les romans qui paraissaient en feuilleton dans les journaux d’alors. Par exemple, enfant, j’ai lu le Comte de Monte-Cristo dans son apparence de feuilleton, grand in-folio jaune rassemblant des pages de papier-journal très longues et fragiles. Mon grand-père maternel qui enseignait la grammaire à la Sorbonne avait une bibliothèque ancienne considérable. Champion, Budé, Droz, Teubner au complet. J’ai dévoré tout cela. Plus tard, j’ai moi-même collectionné, sous forme de photocopies épaisses, le recto gris, le verso blanc, qui sentaient l’alcool, de très nombreux romans anciens, m’arrêtant aux romans grecs.
Successions, divorce : je n’ai plus rien.
Cela dit, il me faut convenir que les livres que j’ai eu le plus de plaisir à découvrir, je ne les ai jamais possédés. Je les ai toujours trouvés sur le rayon d’une bibliothèque ou publique, ou nationale, ou religieuse, ou privée. Même Lycophron, que j’ai traduit il y a vingt-cinq ans, je n’ai pas trouvé moyen de l’acquérir : Raymond Queneau, qui l’avait lu dans ma traduction, l’avait acheté la veille du jour où j’ai poussé la porte de la librairie où il était en vente dans la version Dehèque.
Au surplus, je ne possède plus aucun des livres que j’ai écrits dans les années soixante et soixante-dix et dont la plupart sont épuisés.
Je me souviens que Georges Perec m’avait demandé, pour une revue qui s’appelait L’Humidité, un petit traité sur la bibliothèque. De façon paradoxale, mais avec beaucoup de conviction, je prétendais alors qu’il n’y avait qu’une seule sorte de bibliothèque : le corps qui a lu. Je crois que c’est assez vrai. Je n’aime pas les livres pour leur aspect. Je n’aime pas, comme le disaient les anciens lettrés chinois, leur odeur. J’aime leur voix. Il n’y a vraiment que cela que j’aime. L’intonation silencieuse des livres quand on les ouvre.
J’aurai violemment aimé cette voix qui ne rompt pas le silence et qui pourtant se détache des pages, s’élève sans se voir et subjugue.
La voix silencieuse est une issue que l’âme découvre parfois au moment d’étouffer.
En fait, je ne suis pas un homme de bibliothèque : je suis un corps ensorcelé par la voix fantôme.
Pascal Quignard
Dossier
Pascal Quignard
Bibliothèque : mémoire du corps
décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°10