Certains critiques ont cru lire dans L’Occupation américaine une variation, voire une réplique, à trois siècles d’intervalle, de Tous les Matins du monde. Etrange lecture. S’il suffit d’un peu de Loire et de musique pour confondre ces deux romans, alors Pascal Quignard a presque toujours écrit le même livre.
L’Occupation américaine s’achève par la rencontre, en 1982, du narrateur avec l’un des personnages principaux de cette histoire, Patrick Carrion, le seul qui ait survécu. Il a quarante-et-un ans, dirige une grosse entreprise en Inde, et murmure que « tout est irréel » et donc qu’ « il n’y a plus de salut possible ». Homme blasé ? Brisé ? La réalité, il a cru pouvoir l’embrasser, se l’approprier, plus de vingt ans auparavant. C’était en France, à Meung, la ville où fut emprisonné François Villon et que Jeanne d’Arc reprit aux Anglais. La ville où il a grandi, fils unique d’un vétérinaire qui aime avant tout sa femme, et d’une mère aimant avant tout la solitude. Mais Patrick a Marie-José. Les deux enfants ne se quittent jamais. Ils ont associé leurs détresses et leur vie. A cette époque, la fin des années cinquante, des milliers de militaires américains sont réunis dans des bases sur le sol français, dont une à Meung. Ce sont eux qui suscitent la fascination, l’illusion. Quand, après avoir longtemps rôdé autour, fouillé les poubelles pour pouvoir rêver, ils pénètrent enfin dans la base, « dans l’autre monde », Patrick et Marie-José ont perdu leur enfance, et, sans doute, se sont-ils perdus aussi. Une des grandes forces du roman de Pascal Quignard est de réussir à mêler étroitement ces deux univers, l’Amérique, avec son jazz, ses jeans et son racisme, et l’adolescence, avec ses montées du désir, ses gênes, et ses rébellions. Deux univers que Patrick et Marie-José découvrent dans la confusion et surtout dans la violence. Une violence incroyable qu’incarne par exemple Rydelski, dit Rydell, le fils du maçon communiste, qui plaque ses accords sur son piano comme un boxeur chercherait à sonner son adversaire et assène ses propos de drogué désespérément lucide sur la société de consommation à venir. Patrick croit pouvoir taper sur les fûts de sa batterie, obtenir son bac, recevoir des cadeaux au PX, flirter avec une niaise Américaine et garder Marie-José. Il croit pouvoir être assez fort. Il croit pouvoir se sauver. Mais comme les solos déchirants du saxophoniste noir, le rappel de la réalité arrache les peaux et laisse les plaies à vif. La soif d’absolu de Marie-José était trop grande, le poids de la famille encore trop lourd, la liberté une hallucination. La dernière partie du roman s’intitule « Nirvana ». On pense à Kurt Cobain. Marie-José choisit un fil de fer barbelé, Patrick s’échappe en Inde. Les adultes occupent le terrain. Il n’y a plus rien à dire. Sinon que quelque part, Pascal Quignard a déposé une mine prête à exploser : une histoire d’adolescence.
L’Occupation américaine Le Seuil, 210 pages, 95...
Dossier
Pascal Quignard
Une brûlante adolescence
décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°10
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