Dans notre imaginaire, parmi d’autres clichés, trône l’image de la mère méditerranéenne, juive ou arabe, une Marthe Villalonga envahissante mais farouchement aimante, dévouée à sa famille nombreuse, génitrice fière de sa portée, aussi savante en larmes pathétiques qu’en youyous triomphants. Celle qu’ici nous allons rencontrer s’écarte, dès l’abord, de ce modèle. Taos est une veuve recluse dans sa solitude et ses douleurs : ses deux filles et ses trois garçons se sont progressivement éloignés d’elle, dans le dépit et la colère. Slimane, le narrateur, avoue : « Je n’avais pas revu maman depuis plus de huit mois, le dernier esclandre s’était soldé par un lapidaire “tu me fais chier” qui patientait dans ma bouche depuis l’enfance et j’avais claqué la porte (…). Qu’est-ce que j’en avais à faire, à plus de cinquante ans, qu’elle me pilonne comme aux plus beaux jours de l’adolescence ? (…) N’avais-je pas d’autres ambitions dans la vie que de punir ma mère en la privant de dégueuler ce qu’elle avait à dégueuler ? » À l’occasion de l’enterrement du père d’un ami, des remords le tourmentent et il décide de retourner vers elle. Il lui faudra alors une bonne dose de courage : aux reproches anciens s’ajoutent des plaintes continues dues à des souffrances physiques réelles, mais dont, bien sûr, la mère se fait une arme nouvelle contre le fils, selon elle ingrat et incapable. Tenant bon, cependant, il remue ciel et terre pour la faire soigner et lorsque la guérison vient, inespérée, c’est une femme nouvelle qui surgit, libre, joyeuse, vivante enfin.
Magyd Cherfi – rappelons qu’il fut auteur et interprète du groupe Zebda avant d’écrire quatre récits autobiographiques, dont Ma part de Gaulois – se tient bien loin, dans ce premier roman, de tout moralement ou sentimentalement correct, qui offrirait de l’amour maternel et de l’amour filial un éloge convenu. Slimane, son narrateur, cruel envers lui-même comme envers les autres, use d’une langue brutale et colorée, revêche et sarcastique – puis tendre dans les ultimes épisodes. Fils méprisé, mari abandonné mais père aimant et aimé, il analyse avec vigueur les souffrances de l’incompréhension, les gouffres que recèlent les silences familiaux. Il est tout aussi rude envers sa fratrie : sœurs et frères composent une galerie de portraits de représentants de la deuxième génération qui oscillent entre la victimisation et la rancœur anti-Français ou le désir d’intégration caricatural, entre la honte et le reniement. Des métaphores et des maximes bien senties précisent le tableau. Ainsi décrit-il ce qui succède à une discussion acrimonieuse : « entre nous ça sentait juste le pneu après un brusque coup de frein », ou pour dire l’aigreur de sa sœur aînée : « il lui restait ça de récréatif, les petits ragots qui consolent de ne pas être la seule que la vie déglingue ».
Cependant, pour faire bonne mesure, nous trouvons également de véritables scènes comiques, par exemple lorsque la mère s’offusque que le fils l’emmène déjeuner d’un couscous qu’elle refuse dans un restaurant algérien où s’alignent les impies bouteilles de vin. De même, la voici qui insiste pour écouter le président à la radio : « Mets-moi Makrout, je veux savoir pour ma retraite ». Elle est d’ailleurs, sans s’en douter, une politologue experte : lorsque Slimane lui précise que Macron se situe au centre, « elle a réfléchi un peu et d’un coup s’est écriée : / - Ah… Le centre commercial ? / - Oui ! Oui, c’est ça ! Macron, c’est le centre commercial ! Bravo m’man ! / On n’aurait pas pu donner définition plus pointue ».
Lorsque cette mère se métamorphose, lorsque, dans le centre de convalescence où elle séjourne, on dit d’elle qu’elle est « une bénédiction », Slimane voudrait ainsi l’apostropher : « Le malheur t’allait si bien », mais ce n’est, cette fois, que pour le goût de la formule. En vérité, il devine qu’il doit, pour comprendre ce qui se passe, parcourir, à nouveaux frais, la « piste de la complexité humaine ».
Thierry Cecille
La Vie de ma mère !
Magyd Cherfi
Actes Sud, 270 pages, 21,50 €
Domaine français L’amour vache
janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249
| par
Thierry Cecille
Dans un premier roman enlevé, à la fois cruel et émouvant, Magyd Cherfi raconte une métamorphose singulière, celle d’une mère.
Un livre
L’amour vache
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°249
, janvier 2024.