D’un livre, on peut s’attendre à tout ! Qu’il prenne chair et voix impressionne toutefois. Que le Verbe devienne corps, échappant à son auteur, nous entraîne par une sorte de sortilège vers un Mystère digne d’une religion à… mystères, époustoufle ! Une transsubstantiation sans point et quelques majuscules, macarel ! Un néo-paganisme littéraire ? « nom d’un verbe précocement éjaculé, regardez-moi cette tête que vous faites, ce regard qui piaffe d’impatience et qui dit, “mais bon dieu, qu’est-ce que ce livre me raconte comme salades au juste, qu’il accouche enfin ou qu’il me laisse tranquille “, n’est-ce pas, vous n’accordez foi à quoi que ce soit, j’en suis certain… »
Le livre n’est que le support du Verbe, une protection, une carapace, un tee. Il est ici bien malmené et erre de poubelles en poches, de tables de nuit en lit d’ordures. Parfois, un préservatif se colle à sa couverture car il ne faut jamais oublier son nom au Verbe, Jouissance ! Jouissance de l’acte de lire, d’écrire, d’imaginer, mais pas que. Figurez-vous que ce Verbe immatériel est doué d’un superpouvoir, il se caméléonise de toutes les histoires que vivent ceux qui s’approprient son corps de papier. Et le voici qu’il s’empare de toutes ces vies en déclinant de nombreux genres littéraires. Parfois proche de l’épopée, il flirte avec le policier, le fantastique, l’érotique, bien sûr, pour s’ébranler dans le burlesque, le gore et le grand-guignol. Qu’est-ce qu’il peut éjaculer le Verbe ! Il prend parfois des accents d’Isidore Ducasse, faux comte de Lautréamont. Certains affirment percevoir des intonations nietzschéennes. D’autres prétendront ouïr du Poe, du Dickens ou du Maurice Leblanc… Nous passons du Grand Tout aux petits riens, du sacré au profane dans un toboggan narratif. Pénétrons dans un mode inverse et parallèle à celui de Fahrenheit 451 de Bradbury et de Truffaut où des humains apprennent par cœur des livres pour les sauver des dictatures et des autodafés.
Ce que raconte le livre finalement importe peu. C’est une enfant, Plume qui dans sa toute innocence met la main sur ce dernier abandonné, si sulfureux. D’autres personnages magnifiques ou vils le recueilleront pour le délaisser aussitôt. Certains par peur, désespoir, illumination, haine, jusqu’à la volonté de le détruire. Il sera témoin des amours torrides d’une bibliothécaire et d’un jeune lecteur passionné, la vente d’une petite fille, le passage à tabac d’un grand-père miséreux jusqu’à une course éperdue digne des Monty Python ou du Hitchcock de La Mort aux trousses.
Au-delà de son originalité, de sa cons- truction en mosaïque éclatée, de retissage de liens, d’histoires, de styles, c’est surtout son écriture qui sidère. Le Verbe y est mâtiné de ce que l’on pourrait nommer créolités, utilisation de termes anciens, vernaculaires, désuets, splendides. Il passe de l’emphase poétique à l’ordurier avec une facilité déconcertante. « il nous faut brûler les ténèbres, effaroucher le mal et nous mesurer à la folie, il nous faut une exquise clarté, de l’or du soir sur ses pages sombres, des sensations… » Les dialogues fusent décalés dans une langue théâtrale, très XIXe siècle. « est-ce un si grand mal d’aimer les livres des grandes personnes ? »
Ce roman sans tain parvient à nous refléter, nous révéler dans notre avidité d’émotions, d’aventures, de recherche de sens, de non-sens, d’espoir… Ce roman est en nous. Il nous habite. C’est le roman des lecteurs. « voulez-vous continuer l’aventure, en accouchant vous-même, ci-après, de votre plein gré, vos cons de secrets, et enrichir de votre propre vie ma chair, ici même, sans euphémisme et sans circonvolution… »
Dominique Aussenac
Jouissance
Ali Zamir
Le Tripode, 238 pages, 20 €
Domaine français Bibliothèque humaine
juillet 2022 | Le Matricule des Anges n°235
| par
Dominique Aussenac
Né aux Comores, Ali Zamir nous révèle les dernières confidences d’un livre. Lyrique et trivial, allégorique et burlesque.
Un livre
Bibliothèque humaine
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°235
, juillet 2022.