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Traduction Jean-Pierre Orban*

avril 2022 | Le Matricule des Anges n°232

Rêver en temps de guerre, de Ngũgĩ wa Thiong’o

Rêver en temps de guerre

Maîtriser d’autres langues, c’est se renforcer. Mais abandonner sa langue maternelle, la langue de votre culture, c’est s’asservir. » Cette phrase de Ngũgĩ wa Thiong’o, l’écrivain kényan pressenti chaque année pour le prix Nobel de littérature, résume à la fois la position qu’il a adoptée il y a plus de trente ans pour ses écrits, le rôle central de la mère dans sa formation et le dilemme, sinon l’ambiguïté auxquels l’écrivain est confronté depuis. La mère d’abord : elle est au cœur des mémoires d’enfance que je viens de co-traduire avec Annaëlle Rochard. C’est elle qui donne au jeune Ngũgĩ sa colonne vertébrale, ses valeurs morales et l’envoie à l’école, ce qui n’allait pas de soi. Mais en allant à l’école et en apprenant la langue anglaise, Ngũgĩ trahit en somme sa mère. Il coupe le cordon ombilical et l’innervation de son être par les mots de son peuple. Les sons, les odeurs, les histoires, la magie des lieux. Traduire ici, c’est effectivement trahir. Et partir, non pas tant mourir que tuer. Il faudra vingt ans à Ngũgĩ et une détention politique sous le régime indépendant néocolonial pour décider d’écrire un roman en kikuyu, sa langue maternelle, alors que depuis qu’il est scolarisé, il écrit dans la langue coloniale qu’on lui a inculquée. Un choix qu’il formalise en 1986 dans Decolonising the Mind (traduit par S. Prudhomme à La Fabrique, 2011) : « Mon adieu à l’anglais », écrit-il, « pour quelque écrit que ce soit ».
Pas aussi simple ! S’il ne dérogera jamais à la règle qu’il s’est imposée pour ses romans, nouvelles, théâtre et poèmes, il revient, après quelques articles critiques et politiques en kikuyu, à l’anglais pour le reste de son œuvre. Sans trop se justifier. Il est certain qu’enseignant exilé en Europe puis aux États-Unis, il lui est plus simple d’utiliser l’anglais dans ses essais, souvent nés d’articles dans des revues nord-américaines. D’une certaine manière, il applique pour lui la distinction qu’il énonce dans ses essais entre langue de communication et langue de culture. Marxiste, mais surtout gramscien, Ngũgĩ considère la culture, donc la langue, primordiales pour changer une situation sociale. En somme, pour tordre Gramsci, il y a la langue de la raison (l’anglais) et la langue, non tant de la volonté, mais du désir, de la chair. De la mère. Les œuvres créatives – manière de retourner à la matrice où l’on se crée – sont de l’ordre du maternel. By the way, le père de Ngũgĩ a chassé sa femme et ses enfants de sa maison. Le paternel est puissance, ostracisation. On ne survit et revit qu’auprès de sa mère.
Soit ! Mais quid des œuvres autobiographiques ? Trois volumes, dont le premier est Rêver en temps de guerre. On penserait qu’ils seraient rédigés en kikuyu, eux qui s’adressent aux siens (et même à sa proche famille, à qui il dédie le livre), ils l’ont été en anglais. Certes, ses enfants et petits-enfants vivent aux États-Unis, sont anglophones. Ceci explique cela. Et puis, les mémoires sont un objet de communication, pas de création culturelle. Ngũgĩ ne parle pas à sa mère, ne va pas la rejoindre, ne (re)crée pas, il parle d’elle au reste du monde. J’ai posé la question du choix de la langue à Ngũgĩ, il ne m’a pas répondu. En tout cas il a tranché. À un journaliste, il y a quelques années, il disait : « C’est comme ça. Le kikuyu pour mes œuvres créatives, l’anglais pour mes essais. Et j’y inclus les mémoires ». Fullstop.
Annaëlle Rochard et moi avons donc traduit les mémoires d’enfance de l’anglais. À nouveau, ce n’est pas aussi simple. D’abord, c’est de l’anglais du Kenya. C’est ce qui est écrit sur la couverture du livre. Ce n’est pas qu’une formule. Il suffit d’écouter Ngũgĩ parler ou lire ses textes pour se rendre compte qu’il n’a rien perdu de ses sonorités kényanes. Malgré son long exil, le pays lui reste chevillé au corps. Son anglais est imprégné des intonations et du rythme kikuyu. La connaissance que ma co-traductrice a de cette langue a été précieuse à cet égard. Ensuite, il y a le choix politique que Ngũgĩ a fait très tôt de parler droit aux siens, en s’écartant des sphères de pouvoir, en refusant les compromis, les flatteries et la soumission à la doxa littéraire. Ngũgĩ est un anti-Senghor qui qualifiait le français de « langue des dieux ». Ngũgĩ rejette les maîtres et n’en sera jamais un. Peut-être est-ce la raison de son échec à atteindre les cimes du Nobel. Il reste collé à son peuple, même quand il parle la langue de l’ancien colonisateur et des élites africaines. Et collé à son enfance. Rêver en temps de guerre est écrit à hauteur d’un môme qui découvre le monde et l’Histoire. Le récit est fait des répétitions du conteur à la veillée, des ruptures de ton et de temps, d’improvisations toutes musicales. Autant d’impuretés au regard de l’académisme anglais, mais bien plus français. Son récit finirait dans la poubelle d’un prof de lycée français. Dans le prisme à trois faces – l’anglais, les traces du kikuyu et du swahili et le français de restitution – il nous a fallu circuler à contresens. Remonter à la source. Nous avions écrit une première traduction trop académique, trop française. Nous avons ensuite tout repris. Traqué les enjolivures, débusqué les moindres lyrismes : Ngũgĩ est un écrivain de l’understatement, du moins dire pour faire plus sentir. Cassé les formules et mots conceptuels, dit « parler » au lieu d’« énoncer », « trou dans mon cœur » au lieu de « perte ». Restauré le concret à la place du pensé, rendu la matérialité, cherché le noyau infrangible de la pierre et jeté le papier froissable d’emballage. Choisi « resté gravé en moi » plutôt qu’« inscrit ». Accepté et réinstauré les bifurcations subites de temps, du passé au présent, adopté la voix du narrateur à l’instant même de son récit. Et puis, souvent, privilégié l’imparfait au lieu du passé simple. Ah ! l’imparfait. Cette modalité du peuple qu’intronise Ngũgĩ. Qui dit tout, et le dit contre nous, qui n’avons plus qu’à tenter de le rejoindre. Écrire est un acte politique. Traduire aussi.

* Rêver en temps de guerre. Mémoires d’enfance (258 p., 22 e) paraît aux éditions Vents d’ailleurs le 7 avril.

Jean-Pierre Orban*
Le Matricule des Anges n°232 , avril 2022.
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