Il faut attendre la page 261 pour faire la connaissance de Roland, l’éléphant de mer du jardin zoologique de Berlin. On y apprend qu’il rendit l’âme le 21 août 1961 et qu’une vitrine, exposée près du bassin qu’il occupait, présente les objets qui ont été retrouvés dans ses entrailles (entre autres merveilles improbables : un compas, un cadenas, un pistolet à eau en plastique, une broche métallique en forme de caniche, un chausson d’enfant et des lunettes de soleil).
Peu de romans peuvent se targuer de supporter la comparaison avec l’estomac de Roland. Le Musée des redditions sans condition (publié en 1998) est bien sûr de ceux-là. On y trouve vraiment de tout : des fragments numérotés, d’autres juste surmontés d’un titre, certains répétés à deux cent soixante-dix pages de distance (mais légèrement retoqués), des extraits de lettres, des fictions, ainsi qu’un journal qui court sur un semestre et une petite vingtaine de pages, et dont on peine à identifier l’auteur, avant de comprendre qu’il est celui de la mère de la narratrice, toutes deux exilées. De tout donc, sauf ce que l’on attend d’un roman ordinaire : une intrigue en bonne et due forme. Ugrešić fait ici passer son lecteur d’un souvenir à un autre, un peu comme il le ferait en consultant un album de photos.
Des photos, ce livre étrange (que l’on nommera roman à défaut de savoir dire exactement ce qu’il est) en comporte des quantités. Il y en a partout, décrites avec soin, ou seulement évoquées (la plupart ayant été prises en appuyant « sur le déclencheur de (son) appareil photo intérieur »). On trouve même une section intitulée « Poétique de l’album de famille ». C’est que pour l’exilé la photo est la seule trace qui le raccroche au pays qu’il a quitté : « La vie n’est rien d’autre qu’un album de photos. Seul ce qu’il contient existe. Ce qui n’est pas dedans n’a jamais existé. »
Le Musée des redditions sans condition propose une visite (non guidée) de la vie de deux femmes ayant quitté leur pays (la mère a fui la Bulgarie pour la Yougoslavie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et la fille a abandonné la Croatie pour l’Allemagne). Toutes deux sont d’authentiques « pièces de musée vivantes », dont on découvre aussi bien le présent que le passé, ce dernier étant pour chacune plutôt double, puisque situé soit avant l’exil, soit après. Au bout du compte, l’ensemble tient autant du kaléidoscope que du mille-feuille.
Dans sa composition comme dans sa matière, c’est un roman farfelu, totalement décousu, fait d’éclats de vie (pour l’essentiel, des souvenirs de peu de prix, dont la plupart des vies sont faites), mais dont l’absence d’intrigue laisse au lecteur la liberté d’y flâner à sa guise. Et de s’y étourdir, cette succession d’anamnèses ayant un réel pouvoir hypnotique (auquel on succombe avec plaisir). Il y croise une cohorte de réfugiés, qui s’efforcent de sauvegarder leur passé comme ils le peuvent, à l’image de cet homme qui tient une sorte de journal intime en dessinant sur le dos des boîtes d’allumettes. C’est qu’il faut justifier d’un passé pour avoir une identité, et pour pouvoir prétendre être quelqu’un. Ce qu’ils craignent tous plus ou moins, après avoir quitté leur pays d’origine, c’est de n’être plus personne : « Lorsque nous allions nous réfugier dans l’abri, nous veillions à prendre nos papiers afin que nous ne soyons pas, en cas de bombardement, des cadavres anonymes, qu’on puisse nous identifier ».
En définitive, il n’y a pas que les passés des deux femmes qui ressemblent aux entrailles de Roland (la comparaison traverse d’ailleurs tout le roman, lui tenant lieu d’ossature). Le sac de la mère est lui aussi une véritable boîte à trésors : il « restait toujours l’entrepôt central de nos souvenirs ». Et Berlin, « ville-musée » à elle seule avec ses marchés aux puces, est la décharge « la plus attrayante du monde, la capitale des ordures ».
Dans ce roman, centré sur la mémoire et la perte, sans doute Ugrešić cherche-t-elle à dire la réalité de l’exil (elle est elle-même réfugiée au Pays-Bas depuis 1993, ce qui incline d’ailleurs à faire de son roman une lecture autobiographique), quitte à en donner au lecteur une image volontairement réductrice : il est « l’histoire des objets » que les exilés laissent derrière eux, « des sèche-cheveux, des transistors et des cafetières qu’il faut racheter chaque fois », ou encore du « changement de voltage et de longueur d’onde ». Autrement dit : « la vie avec un transfo ». Et la narratrice quelques lignes plus loin d’ajouter : « Sans lui, nous grillerions. »
Didier Garcia
Le Musée des redditions sans condition
Dubravka Ugrešić
Traduit du croate par Mireille Robin,
Christian Bourgois, « Titres », 408 p., 9 €
Intemporels Exercices de survie
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Didier Garcia
Dans Le Musée des redditions sans condition, l’écrivaine croate Dubravka Ugrešic (née en 1949) fouille la mémoire de deux exilées.
Un livre
Exercices de survie
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°230
, février 2022.